Voyages d’Anatole, correspondant en beauté,
à la découverte du défilé chatoyant
de l’humanité dans ses habits de tous les jours,
ses costumes du dimanche,
et ses contradictions les plus riches.
Un roman-feuilleton de Daniel Canty
Illustré par Stéphane Poirier
Design graphique : Feed
Le costume ne fait pas l’homme. Est-ce vraiment le même homme qui s’avance maintenant entre les rangées? Où est passée sa casquette, perchée à un angle périlleux au sommet de sa tête échevelée? Le poinçon qu’il maniait avec la nonchalance d’un cowboy? À l’approche de la ville, le contrôleur est reparu dans une longue robe, un sceptre d’airain en main, évitant soigneusement les regards, glissant d’un pas somnambulique, un doigt ganté posé sur ses lèvres pour imposer aux passagers – qui suivent sa lente apparition du coin de l’œil – un silence respectueux. Dans les dernières rougeurs du jour, la lune pâle allume sa veilleuse. Bientôt, le crépuscule se glissera entre toutes choses, effaçant les évidences du jour.
Une fois parvenu à l’extrémité du wagon, le contrôleur entrouvre le mystérieux coffret de bois fixé au mur, qui engendrait plus tôt la curiosité discrète des visiteurs des W.-C. D’un tour de clef, il tamise les luminaires. Le contrôleur s’engage solennellement dans le wagon suivant, et une lumière aux accents de thé remonte avec lui le long du convoi.
Le train, qui fait son entrée ralentie en ville, s’avance sur la dentelle des ponts caténaires, enjambant la maçonnerie sombre et lourde de pauvres faubourgs, où les cheminées des usines pouffent en permanence un immense nuage noir, au modelé hypnotique. La suie dépose, jusqu’au fond des poumons, la délicate pulvérulence qui coûtera leur vie à la plupart de ces enfants au teint noirci par l’industrie, attardés dans les rues crépusculaires, qui lèvent maintenant leur visage maculé vers l’altier convoi. Les passagers, plongés dans leur douce obscurité, ne sont plus qu’ombres aurifères, et dans l’esprit des enfants – qui n’oseront en souffler mot à leurs compagnons – ces voyageurs mordorés semblent, un moment, des spectres de leur avenir. Il suffit qu’un enfant crie Un train! pour que tous oublient leurs jeux, leurs peintures de guerre, pour s’afficher solidaires d’une couleur.
Les passagers fascinés par le rituel du contrôleur détournent de nouveau la tête vers les fenêtres du train, pour découvrir qu’une ville aux rues de marbre azuré a pris la place des faubourgs obscurs. Par les quatre collines, le long des grands boulevards et des avenues arborées, les découpes des immeubles défilent comme la traîne somptueuse d’une robe de mariée. Lorsque apparaissent enfin le marbre azuré et la coupole dentelée du Palais parlementaire, et que le train remonte le pont de la gare, pénétrant la corolle de verre qui coiffe le terminal pour s’enfoncer en spirale dans les débarcadères souterrains, les voyageurs comprennent que l’architecture et les coloris de la capitale s’accordent parfaitement avec les forêts qu’ils viennent de traverser – cathédrales feuillues, tapissées de mousse, où les ramures font vitrail, et où percent, entre les colonnades crénelées des troncs, les rayons d’une lumière lapis-lazuli. Le train entre en gare à l’heure exacte où le jour verse dans la nuit. Quand les passagers se déverseront sur la plateforme, un voyageur d’affaires tournera la tête vers la grande horloge; il devinera, surplombant sa face impassible, la première étoile entamant sa veille mystérieuse sur notre bas monde. Et il pensera – sans personne à qui le confier, et presque involontairement – qu’il est possible, en cette lumière, que chaque chose soit exactement à sa place. Il remettra alors son chapeau, empoignera son attaché-case, et disparaîtra, d’un pas décidé, dans la ville variée comme les rêves. Comme n’importe quel homme.
La frontière occidentale épouse sur toute sa longueur le lacet miroitant du Fluƃe. De l’autre côté, la Ligne de verdure s’élève comme une muraille, silhouette sombre et mystérieuse de la forêt Bleue, cette forteresse philosophique où le caractère de la nation s’est taillé à coups de hache et à traits de burin. La traversée du massif feuillu s’étendra sans interruption sur trois jours et trois nuits, jusqu’à rejoindre de nouveau le coude lointain du fleuve, où s’étalent les hauteurs festonnées de la capitale. À l’ouest, le pont de pierre est gardé par une paire de gigantesques lions de granit, le regard tourné vers les provinces. À l’est, deux chouettes rusées considèrent le cœur du Royaume, l’éloignement du train…
Une fois enjambé le Fluƃe, le convoi atteint sa vitesse de croisière, pour ne réduire son régime qu’aux portes de la capitale. Il estompe le feuillage, dissout les troncs. Un train tremble. La forêt penche. C’est le Royaume qui appuie sur la racine des choses. Le paysage finit par sembler immatériel, couleur au coin des yeux, arrière-pensée diffuse. C’est ce bois, pourtant, qui fournit sa charpente aux grands ouvrages de la nation. Pour les passagers inattentifs, occupés à des jeux de société, égarés dans une lecture légère ou distraits par la dégustation d’une pâtisserie complexe, l’effet d’abstraction ne fera que s’accentuer en cours de route. Il suffit pourtant de plisser les yeux, de scruter le grand flou aux flancs du train pour voir apparaître des présences fugaces. Sur le quai des gares secondaires, pittoresques structures à toit pentu, ajourées d’un quai de planches, incongrûment posées en pleine forêt, apparaît une équipe de travailleurs emmitouflés dans leurs manteaux toute saison, encombrés de havresacs et d’outillage. Ainsi attriqués, ils sont tout au plus capables de hocher la tête en reconnaissance du train qui passe. Ils mastiquent du tabac à chiquer en suant à grosses gouttes, attendant ces convois plus humbles, composés d’un wagon ouvert et d’une petite locomotive, qui partagent la voie avec les trains des lignes nationales. Des entrepreneurs privés, qui se tiennent au courant de l’offre des chantiers et des horaires ferroviaires, les charrieront pour une pièce vers des destinations maladroitement calligraphiées sur des bouts de carton passés à la cheminée de leurs engins.
Parfois, les apparitions sont davantage inattendues : un voyageur d’affaires, avec son costume de ville et sa mallette d’échantillons, ou une beauté slave, un châle coloré passé dans ses cheveux clairs, un panier en main pour son fiancé qui travaille en forêt… Certaines visions inquiètent : une troupe de phtisiques, au teint pâle et aux complets sombres, de retour des sources chaudes, au milieu desquels se tient un petit garçon pâle comme un fantôme, les yeux grands ouverts, qui porte la main à la bouche, pour se mettre à tousser, ne plus cesser, tant que le train passe…
Au crépuscule, un chasseur hirsute, carabine en bandoulière, est accoudé à la barrière d’un chemin de service, où pendillent trois perdrix à la tête renversée. Il tire philosophiquement sur sa pipe de chanvre alors que le ciel s’empourpre à ses épaules… Quand la nuit sera tout à fait installée apparaîtront au voyageur attentif, scintillant parmi le feuillage, les yeux lumineux des bêtes, cervidés ou rongeurs qui soutiennent sans broncher le regard du passager, alors que lui s’inquiète si ce tribunal animal se réunit ici chaque jour, à l’heure due, pour témoigner du passage du train dans la perspective lointaine des chouettes.
La forêt Bleue est alvéolée de chantiers forestiers et de carrières. Elle abrite toute une population de travailleurs, convergeant là depuis les bas-fonds des villes, les coins les plus reculés des campagnes. Ces hommes sont, comme le veut le proverbe, la charpente et la sève de la nation. Rudes travailleurs, philosophes pratiques, amoureux de la matière, les Wunderkeindre, les garçons des grands chemins, rejoignent les chantiers par penchant naturel, pour s’éloigner d’une société qui, admettons-le, accueille davantage leurs efforts que leur caractère. Leur présence dans la métropole – en mission d’approvisionnement, pour régler quelque latence contractuelle ou pour une rare visite de famille… – en est même venue à inquiéter les citoyens redevables de leur labeur.
Une partie du problème vient sans doute du fait que ces hommes ne sont pas insensibles aux charmes des dames de la grande ville, qu’ils dévorent du regard, se retournant pour humer à pleins poumons leur parfum floral. Il faut les en excuser : ils reconnaissent, dans les détails, les tremblements subtils des robes étagées, les bouquets ouvragés des chevelures, l’écho lancinant de ces coutures, et ces plis du relief qu’ils connaissent par cœur, la dentelle vacillante du feuillage… Ils se souviennent de la surprise gantée des racines alors qu’elles relâchent leur poigne en émergeant de terre… Ils voudraient arriver aux soirées dans un costume de mousse, ramener ces dames à leur couche de terre, à une vie réglée sur l’appel du soleil… Mais on ne les invite pas.
Ils n’ont pas le choix de les regarder s’éloigner. Car leur travail reste toujours à faire, et il vaut mieux apaiser ces visions. Croisant un terrain à bâtir, ils s’arrêtent pour considérer l’entrelacs d’une charpente ou la béance de nouvelles fondations. Les façades de la ville se dressent comme si elles avaient tenu de tout temps, comme ces prétentieux jeunes hommes dans leurs redingotes au goût du jour, qui ne doivent leur fortune qu’à quelque héritage familial, ou à leur avidité, leur aptitude à s’adapter aux possibilités d’affaires de l’heure. Les hommes des grands chemins ont éprouvé la patience qui s’annèle au cœur des arbres, la pesante accumulation des pierres au fond des sols. Ils en connaissent la texture et le poids, et, s’ils ne sont pas sans admirer l’ingénuité des architectes, le métier des charpentiers et des maçons, ils n’oublient jamais que les ouvrages des hommes sont entièrement dépendants du jeu qui tient la nature ensemble.
Lorsque l’un d’entre eux, subjugué par la conscience du bois et de la pierre, s’arrête au beau milieu du trottoir, alors que la foule pressée se divise autour de lui, emportant les belles au bras de leur cavalier, et qu’il reste planté là comme une statue ou, plus justement, comme une pierre au milieu du courant, c’est qu’il s’efforce de ne penser à rien, qu’aux travaux et aux jours, au bois disparu sous le faste de la maçonnerie, à la forêt au pied de la ville, et au temps immense qui gonfle entre une bouffée de tabac et la suivante.
On dit garçons, mais ce sont des hommes. Ils reviennent de loin. Dans leur jeunesse, ils ont survécu à l’épreuve des chantiers, décidé de faire leur vie en marge du Royaume. Ainsi, ils ont peu à peu rejoint un temps étranger au commun des mortels : les plus aguerris d’entre eux savent fort bien interpréter les mouvements de l’ombre et de la lumière, la modulation des chants d’oiseaux, deviner d’un coup d’œil l’âge et la densité des troncs, le moment voulu et les gestes pour abattre un arbre, cueillir les cèpes ou croiser le pas du renard…
Les contremaîtres et les comptables de la compagnie auront beau agiter leur montre de gousset, leur relayer sur un ton alarmé les directives du bureau central, eux ne comprennent plus le sens de l’heure. Lorsque les conditions ou le rythme de travail ne leur conviennent plus, ces vieux routiers plient bagage pour s’enfoncer dans la futaie, dans des directions que l’impénétrabilité apparente du feuillage ne laissait en rien présager. Ils tracent, sans compas ni boussole, des lignes de désir au cœur des forêts. En chemin, ils récoltent au pied des troncs le tabac du réconfort, les cailloux qui apaiseront leur soif. Ils mangent des salades d’herbes et de fleurs sur des assiettes d’écorce. Le soir venu, ils s’assoupissent sur des lits d’humus, ou lovés au sommet des arbres.
Il arrive parfois qu’une équipe de coupe, ouvrant un sentier, retrouve la dépouille d’un de ses anciens collègues, allongée sur une couche de mousse, les mains croisées sur un bouquet de fleurs sauvages, ses outils posés à ses flancs comme les armes d’un guerrier. Le visage et la peau du vieillard ont acquis la patine des plus beaux bois. Parmi la troupe, un jeune homme qui se tient en retrait se souvient peut-être du mot de son aîné, tout juste avant qu’il prenne les bois, les trains mentent, le monde n’arrive jamais à temps. Sur le visage du mort flotte un sourire béat : il a vécu, dans son corps vieilli, cette vie qu’il avait rêvée alors qu’il n’était encore qu’un petit garçon.
Le style de vie de la capitale rayonne aux quatre coins du Royaume. Les voyageurs d’affaires, épousant avec verve toutes les tendances du jour, jouent un rôle important dans sa dissémination. Tous les matins, dans quelque hôtel de province, on peut trouver un chef d’équipe convainquant ses consorts, avant l’effort du jour, qu’ils jouent un rôle fondamental dans la cohésion, la pérennité du Royaume. Peu importe s’ils colportent une nouvelle encyclopédie populaire, un chapeau tout-terrain ou, pourquoi pas, des canards de bain, le même élan s’applique. Il n’est point de sot métier, que de piètres performances de vente.
Les voyageurs d’affaires sont de l’ouverture de toutes les routes. C’est par eux que la nouveauté arrive et que les créations de la capitale affirment leur préséance, et leur supériorité, sur les productions provinciales. La présence de ces troupes de jeunes hommes dans le vent dans les lieux les plus reculés est le réconfort du citoyen, l’assurance que le Royaume poursuit son avancée civilisatrice, que la vie, quoi qu’il arrive, continuera de se ressembler. Innovation. Reconnaissance. Profit. Telle est leur devise, la preuve empirique que le commerce est un pouvoir et un bien publics, ou en voie de le devenir.
Il faut bien dire qu’avec le temps, les fabrications de l’Empire ont perdu en qualité et les vendeurs, en confiance. Ils exercent un métier difficile, et il n’est pas rare qu’on devine à leur ceinturon une flasque d’alcool, où ils puiseront de plus en plus fréquemment la confiance et la force qui, à une époque plus faste, ne seraient jamais venues à leur manquer. L’alcool pourra aussi leur servir à calmer leurs plaies, quand un consommateur insensible aux usages nouveaux résoudra d’exprimer son irritation, ou son insatisfaction, dans le langage muet des réparties physiques.
Il est vrai que les visites aux confins provoquent, ici et là, certains accrocs. Pure question de caractère, ou de couleur locale ? Il arrive en effet qu’un représentant, endormi en chemin, étourdi par ses rêves de fortune, ou atterré au lendemain d’une fête trop arrosée, descende par mégarde dans une gare inconnue, une bourgade sans attrait, où la lingua franca du Royaume n’a pas encore infiltré, de ses accents mélodiques, l’idiome local. En réponse à la langue archaïque, qui semble entièrement composée d’interjections et de grognements, que lui jappe une jeune femme peu avenante, vieillie avant son temps, le jeune homme oppose, en entrouvrant sa mallette, une énigme nouvelle à l’incompréhension locale – un bibelot brillant, un colifichet abscons, un vêtement teinturluré… – en souriant de toutes ses dents, le tendant vers l’étrangère comme un signe, un grigri, un talisman, une rançon de bonne guerre, en espérant que la magie nouvelle fonctionne avant que son mari ne rentre du travail.
Un homme des grands chemins avec qui je partageais seul mon compartiment, étonné de l’intérêt sincère que je lui portais, m’a raconté une légende du fond des bois. Selon ses dires, des vendeurs en fin de carrière auraient établi un comptoir de vente dans une clairière éloignée des zones de coupe. Ces représentants d’un certain âge, ayant risqué leur jeunesse sur le commerce itinérant, chérissent leurs meilleures ventes comme des reliques sacrées – la montre, le yoyo, le couteau de cuisine… qui les a jadis convertis au métier.
La lumière de la pleine lune tranche la ramure. Le tapis de mousse s’illumine de reflets turquoise. Dans cette radiance insolite, les vendeurs tour à tour s’avancent vers l’assemblée de leurs semblables. Ils présentent, dans une reprise ritualisée des anciennes réunions d’équipe, l’objet de leur vénération. Le tendent comme un calice vers l’assistance. Le déclarent sans prix. Plus un mot, pas une devise ne s’échange. Puis ces vendeurs fatigués, qui tiennent à leur marchandise d’antan comme à leur dernière raison d’exister, retournent chacun de leur côté vers la profondeur des forêts, dans leurs costumes élimés. Ils n’ont plus rien à vendre, nulle part où retourner, qu’en eux-mêmes, où ils se sont perdus de vue. Force est d’avouer que les limites du Royaume, dans un certain éclairage, semblent de plus en plus ténues.
Hier soir, j’ai été invité à une soirée chez la baronne de Půk. En chemin, j’ai croisé assez de mendiants pour constituer une classe. Ils sont très jeunes. Leurs parents sont introuvables. À l’apéritif, un monsieur aux lèvres pincées, le torse bombé sous son uniforme de colonel, a évoqué la génération spontanée. Il prétendait à l’esprit scientifique. Je lui ai opposé qu’il serait plus juste de parler d’immaculée conception. Je n’ai pas saisi la réplique qu’il m’a servie en se détournant d’un pas martial. Ses décorations faisaient trop de bruit pour qu’il m’entende. Certaines personnes n’ont vraiment aucune délicatesse.
Ces jeunesses égarées connaissent le langage des rues et nos sentiments perdus. Il suffit qu’une dame échappe son mouchoir ou qu’elle se foule le pied pour qu’ils aillent à sa rescousse. Comment ne pas admirer leur pas habile, alors qu’ils évitent les bastonnades des marchands et s’enfuient avec une poignée de noix, une pomme poquée, tombée au pied des étals ? On ne devrait pas s’étonner de leur sollicitude. La vie, après tout, les a forcés à apprendre à vivre. Ils se tiennent la main en quêtant. Leurs tuniques sont taillées dans des sacs de grains, retenus par un bout de corde trouvé par terre. Ils s’habillent avec l’élégance des pertes. Un jour, ce sera à la mode du jour. Ils font la révérence en s’adressant aux passants. Leurs requêtes (qui n’omettent jamais la particule nobiliaire) sont formulées d’un accent qu’on voudrait vulgaire, mais qui se conforme aux règles les plus strictes de la bienséance. Ils ont appris à ne pas mordre la main qui les affame.
Dans les rues de la basse ville, des solidarités, des loyautés animales apparaissent, plus passionnées que toutes ces histoires dont l’élite du Royaume voudrait s’afficher propriétaire. Pressée par quelque question de survie générale, la jeunesse des rues forme de temps à autre des attroupements sur les places, parlements publics que les constables, aussitôt qu’ils en ont vent, s’empressent de dérégler. La poursuite ne dure jamais très longtemps. Les enfants sauvages détalent par petits groupes, enjambant les clôtures, s’enfonçant par toutes les brèches du tissu de la ville. Ils pénètrent le fatras des arrière-cours, enjambent les murets, se glissent par les soupiraux, disparaissent derrière une porte claquée, un battement de rideau… Les constables essoufflés, éberlués par la vélocité de la fuite, abandonneront bientôt la traque, plus soulagés qu’humiliés par l’ingénuité de leurs proies.
Ceux qui ont été témoins d’une telle pagaille ne manquent jamais de noter ce détail étonnant: les discussions interrompues semblent se poursuivre au moment de la fuite. En effet, l’assemblée se disperse en continuant d’échanger des signaux dans cette infralangue chantonnante que ses membres se sont inventée pour parler à mots couverts du pouvoir. S’il prête une oreille miséricordieuse à la réalité qui l’entoure, le marcheur dans la basse ville pourra d’ailleurs isoler le fil, sous la sonorité ambiante, d’une conversation courante. Elle s’immisce sous la rumeur marchande, le ronronnement machinal des fabriques, le tintamarre véhiculaire. Petite musique du temps qu’il faut sauver du temps. Parce qu’il n’est pas donné à tous.
J’ai passé la soirée à la fenêtre, en considérant la foule à son pied. Demain, la baronne et son entourage s’aventureront dans la basse ville. Ils courront les rues en distribuant les gâteaux de la veille. La baronne n’est pas de la mauvaise graine. Elle vient d’où elle vient, s’illusionne sur où elle va. Pardonnez-lui, car elle ne sait pas qui elle est. En prétextant que je devais le faire, je me suis rendu compte que je venais de me résoudre à quitter la ville. La langue que j’ai entendue par les rues est celle de l’avenir. Sa vérité porte ailleurs.
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V E R S L A F U I T E
3 0 A V R I L 2 0 1 5
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Chère Pimprenelle,
Il y a si longtemps que je vous ai écrit. Pourtant, vous savez combien la sonorité de votre nom m’enchante. J’espère que vous ne m’en voudrez pas de souhaiter me confier encore à vous ; vous m’avez tant et tant soutenu.
Je voudrais tempérer ma litanie en reprenant à mon compte cette belle expression, entendue dans mes voyages: Je me suis changé. C’est ainsi, par exemple, qu’un employé fatigué des peines du jour exprimerait, disons à son épouse, qu’il a revêtu ses habits de circonstance et qu’il est prêt, dans son plus beau complet, à l’enchantement des grands soirs… Vous n’ignorez pas que mes travaux me pesaient, que je souhaitais m’en éloigner, pour me rapprocher de moi-même. Peut-être, alors, aurions-nous su être ensemble, dans l’accueil, le bien de l’autre ? Vous vous souvenez de l’écarlate qui colorait mes oreilles à certaines de mes déclarations ? Je ne rougis plus de vous le dire.
À force de me plier à la volonté des autres – le faisais-je par souci de politesse ou par compassion ? –, j’ai fini par croire que je ne me ressemblais plus. Nous nous entendons : mon métier n’en est pas un, plutôt une vocation. Je l’aime tant, mais moins ce qu’on en fait, et ce qu’on en pense. Au fil des débats et des revers, j’en suis venu à songer que, si j’y consacre tout mon être, c’est que je ne m’aime pas assez moi-même. Ces mots sages que vous avez eus pour moi au moment de nous séparer résonnent encore : vous décriviez le mélange délétère qui m’anime, vantant ma sensibilité, tout en déplorant cette dureté, issue de ma rigueur – quel vilain mot ! –, qui, hélas, semble invariablement se retourner contre moi. J’ai finalement ressenti que tous ces jours flottants, où je passais de quartier en quartier, pour y écumer les brocantes et les grossistes, y récolter les babioles, les échantillons et les rubans, les dessins et les historiettes qu’on me quémandait, n’étaient que les élans retenus, les trajectoires incomplètes – boutures et ravaudages – d’une fuite à laquelle je ne me suis jamais résolu.
Je n’ai pas eu l’occasion, depuis votre départ, de suivre les conseils de mes amis et d’épouser une riche héritière. Ah ha. Ce n’est pas un secret : je suis bien trop sentimental pour risquer un tel pacte, qui ne ferait que déplacer mon mal. Je continue d’être convaincu que, pour être indépendant de fortune, il faut être libre de cœur. Cela ne veut pas dire ne pas aimer, mais avoir le cœur à la bonne place. Belle façon de parler, encore plus belle façon de vivre.
Cela dit, je ne suis pas à plaindre. Je vous écris encabané, si on peut utiliser cette expression pour qualifier un tel séjour, à l’Hôtel de Milnaught. On se croirait, dans cette chambre, à l’intérieur d’un gâteau de velours et de soie. J’ai conclu, avant de quitter le pays, une entente des plus avantageuses avec mes éditeurs. Ils ne savent pas plus que moi où j’irai, bien qu’ils en feront les frais. Je me suis toujours demandé si mes lecteurs devinaient, sous mes beaux mots, ce cœur qui bat la breloque.Je voudrais pouvoir le leur tendre comme une montre de gousset défaillante, leur demander de la remonter pour moi, tout en sachant que ce n’est pas en leur pouvoir de le faire. Lorsqu’ils auraient la tête penchée, je courrais à toutes jambes vous rejoindre, en leur souhaitant la bonne heure.
Pardonnez-moi. J’abuse des métaphores comme de moi-même. Je dois admettre que je vous vois encore devant moi, m’attendant sur le quai, au seuil d’une vie nouvelle. Votre sourire en coin, qui sait qui sait. Vos yeux émeraude. La rougeur de pomme de vos joues. La rousseur sombre de votre chevelure remontée. Nous nous reconnaissons. Il n’y a plus rien à dire… Alors que moi, jadis, qui vous bredouillait non, je ne peux pas en pleurant, parce que j’avais peur de moi-même, sans savoir qui j’étais. Il y a de pires choses que d’être aimé. J’ai beau me dire je ne ferai plus jamais ce que j’ai fait,cela est accompli. Notre bel avenir attend là, figé, à un pas de lui-même.
Alors que le train – ce fastueux salon ambulatoire est tout ce que vous imaginez – traversait les interminables passes boisées, je guettais ma réflexion, la lumière entremêlée au feuillage, dans la vitre du dining car, jusqu’à en oublier le paysage du dehors. Je me disais Anatole, te voilà, tu as enfin trouvé le courage de partir à la rencontre de ton reflet. Le ronronnement de l’engin, le tremblement de porcelaine des couverts, le feutre des conversations au crépuscule ontfini par m’assoupir. Dans mon rêve, la lueur des gares forestières s’estompait à mesure que le convoi les croisait. Cette belle ombre, était-ce vraiment vous, qui arriviez trop tard, dans le jour déclinant ? En rêve, on ne sait pas toujours qui on est. Le contrôleur, un jeune homme qui ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans, m’a éveillé dans un anglais cassé. Il avait l’air parfaitement compatissant.
Je voudrais que mes mots aient le pouvoir d’un sésame, d’un enchantement volontaire. J’ai entendu dire que le courrier interrompait son service des samedis. Bientôt, je repartirai vers l’est. Quand je serai parvenu à l’extrémité de ma fuite, j’espère que la poste restante existera toujours.
Le train du Levant s’éloigne de la capitale en longeant les falaises maritimes, pénétrant l’aride enceinte montagneuse qui encadre, sur trois flancs, les plaines abstraites et les marécages informes de l’est. Si ce n’était du fer des roues mâchant les rails, le train semblerait entièrement fabriqué de bois. La dominance de cette matière vise sans doute à rassurer le voyageur en partance sur l’existence, quelque part derrière lui, d’une nature plus prolixe, d’où le Royaume tire sa richesse, son assurance et, surtout, sa solidité.
Quand la clepsydre suspendue au-dessus de la salle des pas perdus laisse s’égoutter midi dans le bassin des heures, le train quitte la gare de l’Est avec un sifflement flûté, s’engageant en sens antihoraire sur la pente doucement descendante du long tunnel de verre, artère transparente épousant parfaitement le galbe de la coupole centrale, œuf précieux, dont la silhouette chatoyante couve en permanence le panorama oriental de la ville. Le train continue, sur l’élan de cette glissade, de gagner en vélocité, laissant derrière lui les derniers retranchements résidentiels pour couper de plus en plus vite à travers un paysage d’arrière-cours et d’entrepôts, dépassant les convois plus lents qui acheminent de porte à porte les matériaux et les marchandises nécessaires à l’industrie. Parfois, une porte de fer entrouverte ou la haute fenestration des ateliers laissent apparaître le fil angulaire d’une chaîne de montage ou la machinerie hiératique d’un atelier, formes sombres délaissées à midi par les ouvriers en pause, mécaniques mystérieuses, abandonnées à la marge de la ville, qui la transforment en elle-même et qu’on oublie.
Nous nous apprêtions à quitter la ville quand un ouvrier d’une scierie, qui déjeune, en salopettes, perché sur un amoncellement de planches avec ses collègues, s’est soudainement dressé pour saluer le passage de notre train – trait rutilant de bois verni, solide comme un madrier, fin comme une planche, poli par les houles venteuses des terres plates, scindant les airs comme la déferlante qu’il promet de rejoindre. Il tend bien haut son égoïne pour la faire claquer, tout en esquissant un pas de gigue, par solidarité enjouée avec l’ouvrage magnifique d’ébénisterie passant à ses pieds. Ses collègues lèvent en chœur le couvercle de leur bouteille thermique. La locomotive – en réponse, j’ose croire, bien que je ne connaisse pas l’ordinaire de ce train – a de nouveau laissé s’échapper une longue note flûtée, ponctuée d’un trille. Dieu sait pourquoi, je me suis vu, promeneur en redingote, marchant à l’ombre des arbres, le long d’un grand boulevard aux trottoirs de bois, traversant une ville inconnue, d’ouest en est, jusqu’à ses portes, puis à nulle part, suivant les planches égales, s’étendant indéfiniment dans l’avant, dans l’après tout, en espérant la distraction, l’étourderie des oiseaux.
J’ai été tiré de ma rêverie par l’ouverture du paysage. Les herbes du haut plateau sablonneux ont jailli, s’inclinant à notre passage. Le convoi s’est arraché à l’attraction de la ville, embrassant la lisière des falaises. Puis la mer est apparue à nos pieds. Tous se sont penchés à droite pour voir, et j’ai moi aussi oublié d’où je venais.
*
On dit qu’à vol d’oiseau, le train dessine une droite parfaite et que les aéronautes qui survolent ces régions règlent leur vol sur la parallèle de son tracé. Même au niveau du sol, il est facile d’adhérer à ces vues. La découpe irrégulière des défilés côtiers cède le pas, dans un mouvement d’éloignement graduel – on a l’impression que le paysage, répondant à quelque impératif esthétique, s’élime peu à peu –, à l’épure des plaines. En quelques heures, on perd de vue la mer, et la rectilinéarité réaffirme ses droits. Le convoi trace au milieu d’un paysage répétitif, où le monde, de nouveau, semble plat. L’heure est au divertissement.
La voiture-restaurant immédiatement apposée à la locomotive est une sorte de mess minimal, d’une élégance effacée: plancher, parois, plafond semblent un tressage continu de lattes finement cirées, aux joints invisibles. Le regard s’égarerait dans un glissement infini si ce n’était de la présence de deux longues tablettes de peuplier fixées aux parois. Les voyageurs s’y accoudent pour avaler une portion de goulache, mâchouiller une salade de racines et de noix, siroter un verre de jus de baies ou une rasade de chaude-gorge. Lentement. Ils profitent du point de vue panoramique pour se perdre en pensée : deux grandes baies vitrées ovales insérées dans les flancs du wagon viennent interrompre la topologie des lattes et convier à la contemplation, par-delà le vide du paysage, d’un au-delà possible du point de fuite. Au bout du wagon, sous la poutre unique où sont burinées en caractères impérieux les quatre lettres du mot nourriture, le messmeister assure la liaison avec la cuisine attenante à la locomotive. À l’étroit dans l’embrasure elliptique du comptoir de service, il pivote pour crier ses commandes ou aligner bols et gobelets. On peut lire, cousu en fil d’or sur sa livrée, son nom, Oläv, grande asperge chauve, d’âge indéterminé, constamment à éponger son crâne brillant de sueur ou à désembuer son monocle, pour le replacer d’un geste prompt à l’appel des cuisiniers, claquant abruptement la vaisselle sur le plat du comptoir pour rappeler les clients à leurs commandes. Sa situation exiguë porte à croire que les marmites des cuisines cuisent au même feu que les tisons de l’engin. Si on le lui demande, le martial Oläv, qu’on est en droit de soupçonner d’être pince-sans-rire, affirme en interrompant un moment infinitésimal son manège qu’il était jadis contorsionniste, qu’il a trouvé ici sa place exacte et qu’il travaille donc en tout confort. Tchac! Fin de la conversation.
Mon potage, où flottent des racines tordues comme des pousses de ginseng, et des quartiers de patates grelots à l’épiderme rouge vif, a des velléités de solide – il tient davantage du ragoût que de la soupe. J’ai l’impression de manger une sorte de boue parfumée. Je ne peux nier qu’elle me réchauffe l’intérieur. Que son goût terreux a le don d’apaiser et d’alourdir le regard, qui n’en pèse qu’avec plus d’acuité sur le paysage d’herbes battantes qui défile par la fenêtre panoramique, en un lacis de lignes ondoyantes, où je tente de départager mes vues de l’esprit – l’exercice, dans un véhicule en mouvement, est voué à la perte – de la volonté véritable du vent. Au loin, la ligne basse de la cordillère me rappelle que cet état – état d’esprit ou état des lieux – est comme tout autre temporaire, que nous allons bel et bien quelque part et que le paysage indifférencié versera, tôt ou tard, dans l’ailleurs.
– Tu étais boue et tu retourneras à la boue. Magique, n’est-ce pas?
Je suspends le mouvement de ma cuiller à mi-trajectoire pour baisser le regard vers l’homme qui a pris place à mes côtés, un petit barbu aux airs de moine défroqué, qui s’est tourné vers moi avec un air complice, le doigt levé pour ponctuer ses propos sentencieux.
– Ne vous arrêtez pas pour moi. Vous aurez besoin de toutes vos forces pour aller à la rencontre des mangeurs de terre… Pour les Tudmoudzhiks, ces montagnes sont les retailles de la création. Elles abritent tous les dangers, et ce qui vient d’elle ou y retourne ne tient qu’au malheur.
Adalbert Tchük est ethnologue. Plus précisément : ethnopithèque.
– Vous saisissez? Sur l’échelle des êtres, la différence entre l’être qui observe et la chose observée n’est qu’une divergence de position.
Il fait depuis quelques décennies la navette entre l’Université autonome, où il est professeur associé au Département d’études coloniales, et les confins orientaux, dont les peuplades habituées à ses retours font si peu de cas de sa présence qu’il peut prétendre être un des leurs, évident comme une pierre ou un tronc d’arbre.Les deuxièmes mercredis du mois, il donne des conférences devant un public composé – il doit malheureusement l’avouer – d’habitués vieillissants, dont la lumière aveuglante des projecteurs lui permet d’interpréter le dodelinement ensommeillé comme un signe d’approbation passionnée.
Professeur Tchük est un des soixante-douze cosignataires du Dictionnairetudzhik et moudzhik.Il est aussi l’auteur d’un manuel de terrain, La méthode ethnopithèque, qui a connu une certaine vogue dans les années soixante et dont il s’empresse, preste comme un missionnaire en mal d’ouailles, de poser un exemplaire sur la table.
– Vous pouvez l’emporter. Il vous sera aussi utile qu’un couteau.
Professeur Tchük a consacré les quarante-deux dernières années de sa vie à l’étude de la culture tudmoudzhik. Dans son essai – dont il semble pouvoir citer l’entièreté par cœur – Dialectique gémelle : de l’origine double, professeur Tchük tente de démontrer, à travers un rapprochement qu’on peut tout au plus qualifier de métaphorique, qu’une seule et unique civilisation est à l’origine des deux grands ensembles de la population locale, qu’unissent d’étranges liens de réciprocité (dont nous aurons l’occasion de discuter dans un avenir rapproché) : les Tudzhiks, taciturnes nomades et chasseurs redoutables qui font cavalier seul sur la plaine herbeuse, et les Moudzhiks, qui se déplacent entre les massifs montagneux, où ils élèvent, du printemps au milieu de l’été, des cheptels de chèvres noires, et les terres basses et marécageuses de l’est profond, où ils entretiennent, à partir de la fin de l’été, des jardins flottants et pratiquent la pisciculture. Les deux peuplades, qui, il faut le dire, sont bien avares de paroles, parlent des langues distinctes mais apparentées : par exemple, les noms des bêtes et des légumes, y sont, à quelques variations orthographiques près, identiques.
Est-ce que ces proximités linguistiques sont dues à la promiscuité géographique ou aux aléas de l’histoire ancienne? Professeur Tchük (qui, il faut le noter, est également l’auteur du néologisme Tudmoudzhik) fonde quant à lui son hypothèse sur une lecture comparative des motifs brodés sur les vêtements des deux peuplades, analysant leur morphologie comme une déformation topologique des pétroglyphes découverts par Morson et Timbur (« The Speaking Stones », Jones, The Comparative Review of Yesterlands, op. cit., 1954) dans la région. Le duo anglais voyait dans ces pierres parlantes (leur jolie formule) des bornes signalétiques, contemporaines de celles que les Romains disposaient le long de leurs voies. Comme si les incultes avaient voulu naïvement imiter la manière du Royaume. Découvertes dans des zones inhospitalières – milieu des steppes, défilés rocheux, fonds maraîchers –, ces pierres irrégulières, arrivant aux genoux, auraient été disposées le long de ley lines, lignes de force du territoire, mimant à hauteur d’homme l’organisation de la sphère céleste. Professeur Tchük soutient qu’il faut, of course, se méfier de la propension anglaise à projeter sur toutes les structures du monde qui précède d’obscures significations païennes, invitant à la pensée des obéissances occultes et des sacrifices humains.
– Mieux vaut s’en tenir aux faits, ils contiennent leurs propres métaphores.
Tchük propose une interprétation plus littérale. Il m’explique qu’en tout, les archéologues anglais ont découvert treize bornes. Quatre d’entre elles sont alignées sur le nord magnétique, alors que les huit autres suivent l’axe du levant. Une borne centrale, baptisée horizon zéro,correspond au centre géographique exact de la plaine – entre les limites de la capitale et la fin de la zone marécageuse, entre l’horizon de la cordillère et le défilé côtier. Des bornes découvertes sur l’axe ouest-est, cinq sont situées à égale distance – un intervalle d’environ cinq cents kilomètres –, ce qui permet de penser que l’ensemble était déployé avec une cadence régulière, servant donc la fonction supposée par les deux archéologues anglais. Aujourd’hui, ces pierres reposent dans un entrepôt du British Museum, tassées les unes sur les autres, dans la densité silencieuse de leur mystère.
– Monsieur Descartes n’a rien inventé, cher ami. Ces cavaliers ne croyaient qu’en une chose : la rigueur de ce bas monde. Ils courent sur l’abscisse et l’ordonnée des steppes, défiant le Grand Rien. C’est la certitude qui les a retenus ici. Ceux qui doutaient se sont dispersés vers l’ouest, où on les a oubliés; d’autres sont repartis vers l’est, et ont perdu leur chemin dans les marécages. Ce peuple a la tête dure et un cœur de pierre. Ils sont restés là, dans l’honneur réservé du doute.
J’ai terminé ma soupe, n’ayant pu placer un mot, et j’allais proposer au professeur Tchük un verre de chaude-gorge, belle occasion de revenir vers le bar pour m’absenter un instant de cette instructive conversation, quand est apparu à l’horizon un petit point noir, fendant la crête des herbes.
– Regardez, regardez-le bien venir.
De toute évidence, ce point se déplaçait en notre direction. La rumeur des conversations dans la voiture-restaurant a baissé d’un cran, alors que tous se sont penchés, dans une répétition inversée de la chorégraphie qui avait présidé à la révélation des falaises, vers la verrière gauche, cherchant la meilleure place pour scruter l’horizon. Soudainement, ils étaient là, étendard levé, cavalier destrier noirs, en course folle vers le convoi, corps et visages tendus dans la concentration, le tremblement de la course. À la dernière minute, le cavalier a levé son étendard, pour le pointer vers l’est et tracer vertigineusement le long du train. Sous le grincement rotatoiredes roues, on a cru entendre l’accord des sabots frappant la plaine. Puis ils n’étaient plus là.
Les barbares se sont arrêtés à nos portes pour tracer des sillons dans la plaine herbeuse. Leur course peut sembler sans rime ni raison, simple bravade contre l’ordre nouveau des véhicules à moteur, des chemins de fer, avalant les kilomètres à grand train. Dans leurs costumes de soie noire, bouffant sous la brise, ces cavaliers-géomètres mènent leurs juments dans une course inlassable le long d’abscisses et d’ordonnées invisibles. Ils ont, comme le veut l’expression, le compas au cœur et la mire dans l’œil : lorsque résonne l’écho soudain d’une détonation, et que le point noir d’un oiseau chute, il suffit de balayer du regard l’étendue abstraite pour voir apparaître l’un d’eux, cavalier sombre surgi en ligne droite du milieu de nulle part pour tracer une droite aussi sûre que les rails sur la plaine indifférenciée. Les visages étonnés pressés aux fenêtres du train témoignent d’un privilège fulgurant: un moment, il leur aura de nouveau été permis de croire aux magies de l’action à distance.
Sous les pavés, la parole. La vague ethnopithèque a correspondu à l’époque où le Royaume, assuré de ses triomphes, a tout à fait pris ses aises, et où ses fonctionnaires n’ont plus senti le besoin de qualifier de colonies les territoires où ils dépêchaient leurs émissaires civilisateurs. De jeunes académiciens, persuadés des pouvoirs transformateurs du dialogue interculturel, ont alors signé le Manifeste ethnopithèque, déclarant ainsi leur solidarité aux femmes, aux hommes et aux enfants des confins. Ils sont partis vers là-bas, reconnaître l’autre en eux. Dans les cafés des grandes villes, on les reconnaissait à leur parure : chapeaux coloniaux, guêtres ou bottes de cavalier, ceintures tressées, vestes laineuses ou bijoux rituels rapportés de leurs séjours dans l’ailleurs. Ils avaient la parole facile, la connaissance fière. La jeunesse abstentionniste affirmait que de passer un après-midi en compagnie de ces explorateurs du commun sur une terrasse était une expérience plus riche qu’un semestre dans une salle de classe. Selon une des formules les plus populaires du mouvement, Pour vraiment savoir ce qu’on vit, il faut le vivre. Pendant quelques années, il était difficile d’éviter de les entendre pérorer à la ronde sur leur connaissance des confins. Il suffisait à n’importe quel quidam, attablé avec son café crème, de tendre l’oreille pour se les représenter, enthousiastes et curieux, debout sur quelque trottoir de planches posé au milieu d’un marécage à pontifier dans leurs accoutrements syncrétiques au milieu de peuplades qui tolèrent laconiquement ces sagesses, vaquant à leurs occupations. Dans la mesure où une chose est bonne à dire, ce qu’on croit dire ne change pas. L’étranger lointain, qui ne connaît l’ailleurs que par ouï-dire, se replonge, aujourd’hui comme avant, dans son journal du jour, en se disant que, depuis que le monde est monde, tout vient à passer.
À première vue, rien ne semble justifier la composition du train du Levant, qui aligne, entre la voiture-restaurant et deux voitures-lits, une demi-douzaine de cars à compartiments et autant de wagons plats, où de l’outillage, des provisions, quoi d’autre, transitent sous le couvert mystérieux de bâches. Pourtant, le voyageur peut s’y attendre à la promiscuité forcée avec un, quatre, ou cinq autres inconnus. Et ce, bien que les passagers se fassent de plus en plus rares sur cette ligne qui dessert les lointains intérieurs, où une population dont l’âme s’est depuis longtemps accordée avec l’âpreté naturelle de son territoire d’élection tolère stoïquement la visite des représentants de la civilisation appelés là par la force des choses, l’élan d’une vocation ou, plus rarement, par l’aspiration naïve à la paix promise par la découverte de nouvelles immensités, que l’homme n’habille que comme une arrière-pensée.
Voilà les premières véritables paroles de mon nouveau compagnon de cabine, un habitué du train qui me questionne sur ma mission. Ce garçon bien mis, dont l’ensemble – Oxford cirés, complet noir et veste à hautes boutonnières, chemise blanche au col empesé – a pour effet d’accuser les contours de sa silhouette effilée, couronnée d’une houppe de cheveux de jais, aux reflets bleutés, soigneusement sculptés à la brillantine. Posée à ses côtés, une cage couverte d’un voile, qui laisse de temps à autre filtrer le roucoulement d’un pigeon. J’ai tout de suite remarqué ses yeux d’une candeur presque animale. Le jeune homme, qui, même assis, semble très grand, paraît à la fois perché dans la considération de ma personne etégaré dans la contemplation de quelque problème intérieur. Est-ce l’angoisse ou une sympathie respectueuse qui le porte ainsi à regarder ailleurs? Il a une étrange façon de se tenir, ses mains aux doigts délicats croisés sur les genoux, jointures droites exposées, la tête légèrement penchée dans le même angle, comme s’il était un peu gêné de partager cette pensée curieuse qu’on lui devine au fond du regard et qui ne le lâche plus. Malgré son costume de corbeau, un mot m’est immédiatement venu en tête : héron. J’ai oublié de lui demander son nom, et c’est celui qui lui reste.
Il m’explique qu’il est inventeur et qu’il a été mandé par l’Autorité électrique d’installer une génératrice de sa conception en territoire moudzhik. Il a mis au point un procédé qui permet de diffuser un courant électrique à des appareils situés dans un périmètre raisonnable de la source d’émission sans l’aide de fils. Il a l’espoir que ce processus nouveau révolutionne l’industrie humaine, pour le plus grand bonheur de tous.
– Si elle ne sert pas à améliorer la vie, la science ne sert pas la vie.
Les installations expérimentales, que les architectes viennent de compléter, sont situées à proximité d’une zone maraîchère, dans un des « Palais de la réconciliation électrique » érigés par l’ancien régime. Ceux à qui les usages moudzhiks ne sont pas déjà familiers doivent savoir qu’ils ont développé une étonnante agriculture saline: ils divisent les terres moites en bassins quadrangulaires, où ils cultivent des jardins d’herbes flottantes et élèvent des gobilles des marais, qu’ils sèchent et salent, avant de les acheminer aux conserveries de Murzhak, Catala ou Apotrophe. Cette opération de transport est réalisée par les soins des nomades moudzhiks, qui se rendent en temps voulu au village pour offrir leurs services de longs-courriers. Des pigeons voyageurs sont dépêchés au-dessus de la plaine pour alerter les Tudzhiks, qui baissent leurs armes, toujours cambrées pour la chasse, et suivent les volatiles, entraînés à rebrousser chemin à la vue des cavaliers, jusqu’aux campements moudzhiks. Fini le temps où le tonnerre des sabots et l’apparition des cavaliers noirs annonçaient l’ultime malheur.
Les Moudzhiks, on le sait, circulent entre les alpages, où ils font paître des troupeaux de moutons et de chèvres, et les cultures maraîchères. Les Tudzhiks, patrouillant la plaine, les reliefs de la cordillère – où ils établissent leurs campements – et les sous-bois aux abords des marais, repoussent et chassent les bêtes sauvages, dont ils échangent les carcasses contre un tribut alimentaire. Les deux peuplades, conscientes que leur survivance dépend de leur complémentarité, ont depuis longtemps déposé les armes. Elles ne rivalisent plus que dans l’application maniaque qu’elles déploient dans l’exécution de leurs tâches réciproques, ou dans l’art paisible de la broderie.
Au printemps, les Moudzhiks récoltent les œufs des gobilles, qu’ils conservent dans de petits baluchons submergés jusqu’à la saison des pêches, à la fin de l’été. Les hommes, pantalons retroussés, pieds nus dans l’eau, coupent à la serpe les feuilles et les fleurs comestibles des plantes aquatiques, que les femmes et les enfants disposent sur des pans de bure. Ils en font des ballots gros comme des montgolfières. Puis les pêcheurs soulèvent les grands filets déposés au fond des jardins flottants. Environ la moitié des animaux échappent à la récolte, filant entre les mailles pour assurer la pérennité de la culture. D’un geste preste et léger, les femmes déploient les grands ballots d’herbes au-dessus des bassins. Frémissement de coton et averse de verdure. On tire aux quatre coins. La toile est tendue. Les enfants viennent poser de grosses pierres tout autour du liséré, pour la retenir en place. Alors, les hommes, qui se tenaient à l’écart, dégouttant de toute part, s’approchent de nouveau pour vider leurs filets sur le lit de verdure.
Un ordonnier, fille ou garçon au pas léger, à l’orée de l’adolescence, a été élu pour mettre de l’ordre dans le chaos de la récolte. Les familles ont revêtu leurs plus beaux habits : des tuniques et des robes tissées dans une bure de roseau extraordinairement légère, rehaussée de broderies, d’une chape de fourrure de chèvre, où on reconnaît encore la tête cornue de l’animal, de tresses ou d’une large ceinture à motifs, teinte des couleurs du clan. Ce sont, en quelque sorte, leurs armoiries : les motifs détaillent une sorte d’arbre généalogique à l’horizontale, relatant les exploits des ancêtres, rehaussant le pedigree des vivants. La réputation de magnificence de ces habits, fabriqués des mêmes matériaux que les paniers et les tapis du quotidien des yourtes, parfois pétris dans la même paille que mâchent les troupeaux, n’est plus à faire : dans les salons de la capitale, les hérauts de la haute couture devront mobiliser des fortunes pour tenter de rejoindre, puis de soudoyer les vaillantes petites tailleuses moudzhiks qui leur permettront de répondre aux fantasmes de luxe archaïque de leurs clientes. Il est en effet rare que l’une d’entre elles accepte de déroger aux principes de la peuplade, dont le calendrier annuel, nature oblige, est étanche aux moindres écarts de conduite.
Au grand jour, l’ordonnier s’avance, avec des délicatesses d’équilibriste sur la toile tendue, déplaçant, lissant les feuilles et les herbes. À la fin de l’opération, qui peut durer des heures, parfois même plus d’une journée, il aura aligné douzaine après douzaine de gobilles, tête-bêche, sur le tapis lisse des feuilles. Lorsqu’il considère avoir terminé, il doit retourner au bord sans perturber l’ouvrage – son père, posté au pas du bassin, l’y repoussera s’il juge qu’il a failli à l’Ordre, forçant l’adolescent éconduit à reprendre le fastidieux manège. Une compétition tacite s’installe de bassin en bassin. Car, à leur retour au rebord, les ordonniers sont accueillis par un mélange retentissant d’applaudissements et de cris, et il n’est pas une oreille qui ne soit consciente de la hiérarchie implicite en jeu – qui le premier entrera dans l’âge adulte?
Quand le dernier des ordonniers – les Moudzhiks ont la mémoire longue, et la position n’est jamais enviable – rejoint le rivage, les mères peuvent tendre à leurs garçons un roseau, son extrémité cotonneuse gorgée de semence, et à leurs filles une fleur de nénuphar. La jeunesse s’engage alors dans une chorégraphie haletante, tissée de rapprochements, de tournoiement et de sourires. Ils chantent Nous verrons, reverrons-nous sur un air enjoué de flûte, cadencé par des tintements saccadés de timbales. La plupart du temps, la ronde s’achève sur des promesses de mariage murmurées, secrets d’un instant, longuement méditées par les familles, qui les révèleront à la ronde au repas du matin.
S’amorcent alors les opérations de salaison et de séchage. Au cours des prochaines semaines, les femmes, aidées par les doigts délicats des enfants, ramèneront peu à peu vers elles le tissu des récoltes, emballant les poissons et les œufs dans une feuille de quenouille repliée, retenue en place par une ficelle tressée de rhizomes. Ils sont alors prêts à être acheminés aux conserveries de l’est, à Murzhak, Catala ou Apotrophe, à des centaines de kilomètres de là, dans des grappes de ballots nouées à la selle des cavaliers tudzhiks. Ceux-ci chemineront toute la nuit et tout le jour, dans l’urgence d’assurer la fraîcheur de leur cargaison. Les pyramides altières de conserves triangulaires, boîtes de harengs et de caviar ornées d’un nénuphar ou d’un poisson stylisé, qui dominent les vitrines des grands magasins à la saison des fêtes, ne cachent pas d’autres trésors que ces délicats assemblages, auxquels chacun des membres des familles moudzhiks a contribué de ses mains.
Au départ des cavaliers, la fête commence – les divinités costumées, vêtues des mêmes toiles qui servent à la récolte, apparaissent dans les sous-bois, à la lumière chevrotante des lanternes. Les vieilles magies réaffirment leurs droits. Ces dieux, sous leur chef animal, sont enguirlandés des fruits de la terre – car les Moudzhiks, sacrifiant leur pêche au commerce de la capitale, survivent tout l’été sur un régime de feuilles, de racines et de patates, qu’ils cultivent derrière leurs yourtes, dans de petits lopins de terre sèche. La viande des troupeaux, quant à elle, est réservée aux Tudzhiks, plus sanguins.
Les visiteurs divins, qui empruntent leurs visages aux prédateurs des plaines, sont venus des tréfonds invisibles pour entraîner les ordonniers dans une danse syncopée, d’une intensité croissante, loin des bassins, et serpenter entre les yourtes. Les jeunes hommes et les jeunes filles, par pure bravade, arrachent les légumes qui pendouillent à leurs costumes pour les jeter par la fente entrouverte des tentes. Au fil de la danse, ils en viennent à encercler les divinités, puis ils les attirent à nouveau vers les bassins piscicoles, pour les pousser sur les toiles. Alors, toute la peuplade, qui suivait leur cortège, s’approche pour leur prêter main-forte. On saisit les coins des toiles pour tendre des trampolines de fortune, où on fait rebondir les divinités au rythme d’une mélopée gutturale. Les visiteurs, virevoltant de tous côtés, répondent à leur chant hypnotique en poussant des hululements stridents, en piaillant des notes coupantes et en faisant tintinnabuler les cloches de cuivre qui pendent à leur costume. Le manège dure assez longtemps pour qu’un observateur extérieur en perde toute notion du temps. Au signal des ordonniers nouvellement admis dans la communauté adulte, on referme les toiles autour des divinités, dans un mouvement preste et chorégraphié, où l’assemblée entière semble entraînée, un moment infinitésimal, au bord de la chute. La précision des Moudzhiks n’a rien à envier à celle des Tudzhiks. Les visiteurs finissent enveloppés, ligotés au pas des bassins.
À l’aube, il ne restera là que des amas de cordes dénouées et de coton froissé, inexplicablement vidés de ces présences surnaturelles. Ceux qui y fouilleront y découvriront peut-être quelques patates, une poignée de noix, deux ou trois feuilles d’arbre, une portion de petits fruits… Les visiteurs s’en seront retournés aux Terres d’avant, et la vie, ici, dans le Monde tel qu’il fut trouvé, sera retournée à la normale, avec la mémoire de ce qu’elle a été.
Héron m’avait livré ce complément à la leçon du professeur Tchük sur un ton égal, exempt de jugement. Il m’a scruté longuement, silencieusement, a posé la main – il avait des doigts effilés qu’on dit de pianiste – sur la cage à ses côtés, avant d’ajouter :
– L’homme est un animal doté de raison – le seul animal qui sait qu’il est un animal pour l’homme… La science est un acte d’amour, qui permet de préserver nos vies de leur propre obscurité.
Il m’a expliqué comment, au cours de la dernière année, il avait visité chacune des familles de la peuplade pour leur offrir une ampoule au filament de tungstène, dotée d’un dispositif capable de recevoir du courant de la Centrale. Une cellule photoélectrique placée dans la base de l’ampoule déclenchait son allumage une fois l’obscurité venue. Un observateur aérien, un pigeon voyageur, disons, survolant les lieux, aurait vu se constituer, au fil des semaines, de foyer en foyer, un patron de lueurs électriques, brillant à travers la toile des tentes. Héron, bien sûr, ne voulait empêcher personne de dormir. Il suffisait de cacher d’un geste de la main – aussi délicat que celui présidant à l’extinction d’une flamme de chandelle entre deux doigts – la cellule photoélectrique qui déclenchait l’allumage des ampoules pour que la nuit soit de nouveau entière.
C’est alors que j’ai pris conscience que l’obscurité nous avait rejoints. J’écoutais Héron me conter ses travaux, et je voyais, en quelque jour futur mais proche, une divinité costumée entrer dans l’obscurité drapée, encombrée de tapis et de tissus, des yourtes, et tirer, de sous les plis de son costume, un livre aux pages abîmées, subtilisé, j’en étais sûr, à une bibliothèque de la capitale. Elle le pose aux pieds des familles endormies, emmitouflées dans leurs draps, qui en découvrent l’offrande au matin. Les Moudzhiks savaient-ils seulement lire? Comme s’il suffisait d’allumer une veilleuse pour que le désir de la lecture se fasse jour dans le cœur des hommes. Un livre est un acte d’amour, qui permet de préserver nos vies de leur propre obscurité. Mais je suis par trop livresque.
Une lune ronde brillait sur l’étendue abstraite. Héron s’est excusé. Il devait dormir. Quand il s’est levé, j’ai eu l’impression qu’il était trop grand pour son propre corps. J’entendais, dans la cage voilée, la pigeonne roucouler doucement. On aurait dit qu’elle ronflait.
Tu es né d’une mère et d’un père. Il n’y a pas de vérité mieux partagée. Les Moudzhiks sont connus pour leur sagesse lapidaire, leur stoïcisme et leur application au travail. Les Moudzhiks envisagent la misère matérielle comme un défi existentiel. Il n’y a rien de plus important que ce qui est là, quoi que cela puisse être. Des familles peu nombreuses – elles comptent rarement plus de trois enfants – vivent dans des yourtes et accomplissent ensemble les travaux nécessaires à la survie. La majorité des Moudzhiks est analphabète. Leur parole, déjà, se faisait rare, et ils se sont montrés fort peu réceptifs aux enseignements de la grammaire et de la syntaxe. Par contre, les Moudzhiks ont raffiné la broderie en un art complexe, qui se rapproche d’une sorte d’écriture métaphorique. Tous les membres des familles moudzhiks maîtrisent, dès l’adolescence, le fil et l’aiguille. Les ordonniers admis dans la société adulte se voient ainsi remettre, au lendemain des festivités de la récolte, un costume d’avenir, posé au pied de leur couche: une veste où ils seront appelés à broder, au fil des ans, le récit de leurs sentiments retenus, parce que ce qu’on ne peut pas dire, il faut le taire.
D’ambitieux jeunes hommes, de bonne ou mauvaise famille, peu importe, c’est l’intelligence des processus qui compte, fraîchement diplômés de Polytechnique, s’ils ont le caractère et le courage de la tâche, peuvent immédiatement faire leurs preuves en se joignant au Corps ambulatoire de l’Autorité électrique. Ils rejoindront les territoires autonomes, où ils prêteront main-forte à la Campagne d’électrification universelle (CEU) entreprise à la fermeture des comptoirs coloniaux. Là-bas, ils vivront à la dure parmi les populations locales, dirigeant, dans la boue des commencements, l’installation de génératrices ou l’érection d’une de ces stations de distribution du courant que l’Autorité a pompeusement baptisées Palais de la réconciliation électrique. L’époque de l’occupation n’est pas si lointaine : les antennes portatives avec lesquelles les agents testent la circulation invisible du courant leur donnent l’allure de lanciers médiévaux, et leurs treillis kaki, les poches bourrées d’instruments, rappellent l’encombrement des grenadiers. Mais ces jeunes hommes au regard mélancolique, sous leur casque brillant comme une ampoule, si nombreux à avoir laissé derrière eux une promise, ont tôt fait de susciter la pitié des populations locales, qui les laissent à leur magie nouvelle comme à un jeu. Il est vrai que les femmes – l’Autorité électrique sait flatter la mâle ambition des jeunes hommes – se font rares dans le métier. Les agents apprennent à leurs dépens combien il est difficile – le train postal voyage lentement et les pigeons ont les pattes fines et le chargement léger – de cultiver leurs relations à distance. Aussi n’est-il pas rare qu’un garçon, le cœur gonflé par sa réussite aux confins, excité de revoir, de raconter, ne revienne à la ville pour découvrir que la relativité des sentiments a devancé ses annonces et que le cœur des jeunes femmes est traversé par des forces encore plus subtiles que le courant électrique. La nouvelle année venue, installé dans le train qui le ramène au travail, à contempler le défilement des ballerines par la fenêtre, il n’hésitera plus à dire à un étranger qu’il rencontre que son travail, s’il peut sembler désespérément technique, consiste essentiellement à jeter des ponts invisibles entre des solitudes qui se ressemblent sans se reconnaître.
Les divinités ont des têtes d’animaux et des cœurs de terre. On dit qu’elles viennent du pays d’avant et qu’elles ont suivi les cavaliers noirs dans leur cavalcade à travers le continent, fidèles comme des ombres, agiles comme des serpents, se cachant à plat ventre dans les herbes aussitôt qu’un cavalier soupçonneux tournait la tête pour tenter de les deviner. Elles auraient attendu qu’ils élisent de s’arrêter, de planter leurs jardins, de creuser leurs bassins et d’élever leurs yourtes pour se révéler à eux. À chaque récolte depuis la première, les Moudzhiks reviennent les remercier d’être devenus eux-mêmes, ici. Les enfants, dont l’esprit d’analyse s’affine en même temps que leur fantaisie s’émousse, finissent bien par remarquer que quelques-uns des leurs, à chaque retour divin, manquent à la fête. Ils comprennent, sans qu’on ait à le leur dire, que le pays d’avant n’existe plus qu’en mémoire ou en imagination, et que, s’ils veulent faire leur vie ici, il vaut mieux grandir, se taire, et continuer à croire.
Les voitures-lits sont alvéolées d’alcôves individuelles, façonnées de bois de chêne, qui donnent l’impression de dormir dans un arbre creux. Le bois poli des compartiments a des douceurs de soie. J’aurais aimé m’y glisser dans un pyjama de feuilles.
J’ai rêvé : un treillis de poteaux et de fils électriques quadrillait la plaine à perte de vue. Une ampoule éteinte pendouillait à mi-distance entre chaque intersection. Dans la neutralité du ciel, un pigeon s’approchait. À son passage, les ampoules crépitaient, s’allumant s’éteignant en une déferlante de lumière jusqu’à l’horizon abstrait, comme un éclair qui joue sous la surface des nuages, un soir de tempête. Je me dois de préciser que je ne me voyais nulle part dans ce rêve. Néanmoins je savais que j’y étais : j’entendais le roucoulement du pigeon, comme s’il avait été posé sur mon épaule, et je tournais et retournais dans ma conscience cette phrase ronde, comme un message d’une importance capitale, que je n’arrivais pas à déchiffrer, et dont la clef tenait à l’inlassable répétition:
Il est temps que le temps
serve à sauver des vies.
Je me suis éveillé, le cœur battant la chamade, au grincement rugueux des freins. Au pas de ma porte, le service avait disposé, sur un plateau, mon petit-déjeuner : deux tranches de pain noir, un œuf dur, un jus de betteraves et une conserve de gobille, surmontée d’un bristol : Bienvenue au Levant.
Par le hublot, je ne voyais que la masse briquetée du Palais de la réconciliation électrique, comme si nous n’avions jamais quitté la capitale. Sur le quai, les agents de l’Autorité électrique, les plus matinaux d’entre nous, défilaient vers la sortie, sous leurs casques polis, brillants comme des ampoules. J’ai cherché une tête plus haute que les autres. Héron devait être déjà perdu dans ses pensées. Ce garçon, me suis-je dit, avait une longueur d’avance sur nous tous.
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T E R R I TO I R E S A U T O N O M E S O R I E N T A U X
2 0 M A I 2 0 1 5
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Cher Ludveig,
Je marche vers toi. Ha ha. Tu sais que ce n’est qu’une façon de parler : nos promenades me manquent tant. Je viens de vérifier l’élévation du Collège sur une carte : bref, n’exagérons rien…
J’ai reçu tes lettres avec plaisir. Pardonne-moi d’avoir tant tardé à répondre. Je sais que, malgré leur langage élevé – tes poumons et ton cœur, ton esprit et ton corps vivifiés par l’air des cimes, ton pas rebondissant à distance respectable du monde… –, elles s’adressent, malgré tout, fondamentalement, à moi, ton indéfectible ami dans l’ici-bas. Crois-moi, j’ai longuement considéré tes propos, ma plume suspendue à un millimètre de la page, avant de décider que ma contribution la plus pertinente à tes investigations résiderait dans ma présence renouvelée à tes côtés, dans l’attention et l’amitié. Nous nous le sommes si souvent répété : Il n’y a pas de philosophie sans l’autre, pas de morale sans visage. Et tu posais, au moment des au revoir, la main sur mon épaule, et je posais la mienne sur la tienne, et nous savions que la réponse, toutes les réponses, ne tenaient enfin qu’à ça… Bon, trêve de sentimentalité. Je n’ai jamais su faire système : je me laisse emporter, comme d’habitude, par ce qui me traverse. Mais toi aussi, ne le nie pas, tu aimes les détours. Tu sais que je n’ai jamais été le plus bavard de nous deux (en paroles, du moins). Je tenais à peser chacun de mes mots, qu’ils aient l’allégresse voulue. J’ai presque inscrit légèreté. Mais je connais trop bien ta propension à la contradiction constructive.
Je t’écris depuis les territoires autonomes orientaux. Cela semble tout près sur la carte, et pourtant. J’occupe une chambre à l’étage du Palais de la réconciliation électrique. Le nom en est tellement pompeux ! Mon voisin, le professeur Tchük (tu l’as peut-être lu ?) marmonne toute la nuit. J’ai d’abord cru qu’il priait, jusqu’à ce que j’aperçoive, par sa porte entrouverte, les ouvrages empilés sur sa table de chevet : ses propres œuvres, qu’il ne semble jamais se lasser de relire. Il me répète chaque jour qu’il descendra bientôt vivre parmi les indigènes, mais que ses travaux le retiennent là, encore, un peu.
Par contre, je dois dire que les agents de l’Autorité électrique me plaisent plutôt. Ces jeunes hommes (les jeunes femmes sont plus rares dans le service), exilés ici au nom du Progrès, animés par le rêve d’un radieux avenir électrique, pour tous et pour eux, ont, comme on dit sur les planchers d’usine, du cœur à l’ouvrage. Je réfléchissais en les voyant s’agiter au milieu des Tudzhiks que ce sont eux, les véritables primitifs, excités par leur magie nouvelle. Primitifs ! La formule est si vaine. Ce sont des prosélytes, des proxénètes qui s’ignorent. Toute la semaine, ils défendent le culte de la rationalité, calculent les profits à venir. Puis, une soirée de pleine lune où ils ne peuvent plus contenir l’effroi des distances, ils brisent leur sevrage corporatif, attaquent les réserves d’eau de vie, font cul sec et se retrouvent, ha ha, cul mouillé au fond des bassins, à pleurer leurs promises, leurs sentiments égarés. C’est touchant. Je vais un peu vite, mais tu vois où je veux en venir (et je sais que tu n’es pas vraiment d’accord) : l’ordre du monde est émotif. Les entreprises humaines ne font que déplacer la question de l’existence, entraînant des conséquences parfois désastreuses. Avoir du cœur à l’ouvrage – cette formule est la bonne: il n’y a rien d’autre que cela derrière les œuvres de la civilisation.
À moi aussi, une jeune femme manque – Pimprenelle, encore, je sais, je sais. Je ne me serais sûrement pas retrouvé ici sans elle, si tu me suis bien. J’ai concocté quelque histoire d’anthropologie appliquée pour le directeur de la rédaction – je m’en tirerai avec ma belle plume et mon esprit d’invention, comme d’habitude. Tu me diras encore que je l’ai trop facile et tu me resserviras ta théorie des exceptions et nous finirons, comme d’habitude, par rire de bon cœur l’un de l’autre.
Cela risque d’ailleurs de t’intéresser : je soupçonne l’ingénieur principal du projet – une étonnante méthode de distribution à distance de l’électricité – d’être amoureux d’une pigeonne. Il vient d’être congédié. Je te raconte. Il n’allait nulle part sans elle. Je dois dire qu’ils formaient un beau couple. Quand je l’ai rencontré, je l’ai surnommé Héron. Le nom m’est apparu comme une évidence : il pense et bouge avec une intense considération, et, quand il se lève, il semble se déplier. En le voyant, on se dit : c’est un homme grand, qui fera de grandes choses! Ha ha. La pigeonne – j’ignore son nom à elle aussi – roucoule à ses côtés, et on jurerait qu’elle lui confie quelque assise inconsciente, la petite musique ou le moteur de sa pensée. C’est un philosophe naturel, à la vieille façon. Son Eurêka prend la forme d’une ampoule véritable, installée dans toutes les yourtes. Elle s’allume par elle-même au crépuscule et semble fonctionner par la force pure des idées.
Avant-hier, Héron est descendu au village en pleine nuit. Il s’est dirigé vers la volière où nichent les pigeons voyageurs qu’entretiennent les Moudzhiks, et il les a libérés. Le lendemain, cinq cavaliers tudzhiks sont apparus aux portes du Palais, les oiseaux abattus enguirlandés à leurs selles. Ils les ont laissés au pas de la porte en affirmant qu’ils « embrouillaient la clarté des messages ». Les Moudzhiks se pressaient autour d’eux. La nuit suivante, ils ont fait éclater toutes les ampoules. Au matin, un petit garçon s’est présenté à la porte du Palais. Il a réclamé à Héron sa pigeonne. Ses collègues ont dû la lui arracher des mains. Le directeur semblait tout de même attristé. Le professeur Tchük prenait des notes en pérorant et en secouant la tête. Une de ses idées a tout de même attiré mon attention : les Moudzhiks lui auraient confié qu’ils se méfiaient du regard des ampoules. Qu’ils croyaient qu’une pensée étrangère se profilait dans l’écheveau électrique, que, s’ils accueillaient ces feux follets en leurs foyers, les divinités les bouderaient et ne se manifesteraient plus, à l’heure du loup, pour leur rappeler d’où ils viennent. Héron repartira sur le train du Lendemain. Il avait du cœur à l’ouvrage et le feu au cœur. Je ne peux que lui souhaiter bonne chance.
J’ai suivi tes instructions. J’ai eu ce petit pincement au cœur, qui me vient chaque fois que je constate qu’un train ne va pas là où je veux, en regardant partir le convoi en sens inverse. J’ai arrangé le passage vers le Collège avec un cavalier moudzhik. Je l’avais rencontré à l’occasion des cérémonies d’automne – un spectacle impressionnant, que j’aurai l’occasion de te raconter. Il était du quinconce de chasseurs. Pour l’instant, qu’il suffise de dire que, si je suis de retour à l’ouest à temps pour les fêtes, je ne regarderai plus jamais une conserve de gobilles de la même manière.
Mon guide s’appelle Tardouk et il m’a promis le rapace que je lui ai demandé pour notre repas de demain. Assez de pigeons sacrifiés ! En fin de journée, nous parviendrons à la station du Norastan que tu m’as indiquée. Je devrais rejoindre vos hauteurs à l’aube suivante. Si tu n’as pas perdu tes habitudes, tu seras déjà en chemin. Une balade me fera grand bien. J’ai hâte de découvrir ton nouveau monde, tel que tu l’as trouvé. Ha ha ! Tu pourras m’expliquer où tu en es, mon ami naturel.
Alderfarr – Âge des départs Alïsveppyr – Cèpe hallucinatoire Awarnsskyld – Exercices de conscience Bjergljós – Montagne immatérielle Daginntak – Train du Lendemain Empyreinhöv – Station empyréenne En, to, tre! – Un, deux, trois! Levhiminn – Pupille céleste Lignenhaeld – Pente analogue Solennvidenn – Soleil des savoirs Taenkting – Objets de pensée Taflatak – Tableau du jour Tidhohl – Heure creuse Tilnaturlige – Ordre naturel Traktablå – Traité bleu Væreblóm – Fleur d’être Videnpukt – Pacte de la connaissance
Les occurrences en bjergljótien – langue à l’origine entremêlée, fortement marquée par l’emprunt de radicaux germaniques et slaves – sont établies entre parenthèses à leur première manifestation dans le récit d’Anatole. Nous avons opté, dans un souci d’intégrité, pour la fidélité à l’usage, variable, de la forme originale ou de sa traduction par l’auteur. – Les éditeurs
L’approche de la Lignenhaeld, la Pente analogue, débute avec l’heure bleue, que le Daginntak, ou train du Lendemain, escalade en accord avec les gradations du jour naissant. L’ascension, fidèle à l’inclinaison, est lente et droite. Au sommet, l’ouverture circulaire du tunnel pulse de chatoiements colorés rouge orangé jaune, soleil attractif des hauteurs, grandissant au fond de la pupille du conducteur concentré qui par subtils incréments modère la cadence de l’engin pour arrimer le train à quai à l’instant exact où l’aube s’affirme. Satisfait, il éteint le phare unique de la locomotive alors que la lumière entre en trombe par les lucarnes qui ponctuent en cadence la paroi cylindrique, oculus multicolores filtrant et amplifiant la radiance naturelle. Ainsi le convoi pénètre, en même temps que la maçonnerie de la gare, un miroitant conduit immatériel, dont l’apparence justifie entièrement la pompe onomastique de l’Empyreinhöv, la Station empyréenne. Le conducteur sort son mouchoir, s’éponge le front et cligne trois fois des yeux. Un autre jour peut commencer.
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La gare est l’œuvre d’un collectif anonyme d’architectes fidèles au Tilnaturlige, l’Ordre naturel, le corps professoral du Bjergljós, Montagne immatérielle où un collège d’apprenants perpétuels s’est établi. Les ouvrages du Tilnaturlige incarnent le paradoxe fondamental du Pacte de la connaissance, le Videnpukt, constitution latente qui a présidé à la fondation de la microrépublique alpine. Le premier article de ce texte fondateur assure que Savoir c’est savoir moins Savoir. On retrouve partout cettedevise sur les armoiries, les écussons, les en-têtes du Collège, le plus souvent sous la forme d’une équation naïve.
S = s − S
SsS… SsS… Murmure compatissant, vérité tendre, susurrée resusurrée aux ouailles, quand elles ont peur d’elles-mêmes ou du monde. Leurs gardiens la rappellent à leurs charges par des gestes de tendresse ordinaire. Ils posent une main sur l’épaule ou la tête des collégiens, les rassurant sur le fait que le jeu qui sépare vouloir tout savoir de la conclusion admise que toute connaissance s’épuise avant sa fin en vaut la mèche…Elle contient ce qu’ils n’osent pas dire, l’émotion qui est le soubassement secret de leur vocation : SsS SsS mes petits enfants, ce soir aussi il vous faudra bien rentrer dormir rêver du jour passé des jeux de demain du monde qui continue de grandir en vous et autour de vous… Mais n’anticipons pas notre propos… SsS… SsS… Dans cette formule sibylline tient aussi la première leçon de civilité de ces cimes, où tout se doit d’exhaler la grandeur expansive de l’univers en même temps que la modestie du savoir-vivre.
*
Ainsi, l’Empyreinhöv au nom altier, avec sa fastueuse voilure prismatique, est une humble gare souterraine, qui ne comporte que deux voies, abritées par un long tunnel cylindrique en tuiles, propre à évoquer certaines stations des métros de Lisbonne ou de l’Underground de Londres. Toutefois, le voyageur qui foule le quai pénètre ici un volume coloré, où chaque cage d’escalier déverse les flots d’une lumière qu’on dirait liquide. Les passagers qui attendent leur train sur l’autre quai, ou qu’on croise en remontant, ont le visage jauni, rougi, bleui, verdi… et il est difficile, devant ce défilé bigarré, de ne pas vouloir inspecter ses paumes, afin de constater sa propre transformation. Cette stratégie versicolore contribue, avec une louable transparence, à ce que les nouveaux arrivants soient aussitôt visités par un sentiment de solidarité avec une humanité nouvelle, qui aurait choisi d’honorer sa dette au soleil, d’afficher sa redevance à sa lumière, cœur visible de la matière, dont le regard continue de pétrir le monde auquel il a donné naissance.
Les lumières qui nappent ces corridors ascendants sont l’effluve métaphorique d’un astre second. On pénètre dans la salle des pas perdus comme dans la Caverne des idéalités. Le mur porteur de la gare, façonné à même la paroi rocheuse du Bjergljós, se dresse face à une monumentale façade de verre teinté, expansion prismatique des tunnels, par où filtrent les apparences colorées du Taflatak, Tableau du jour. Le passager suspendu au milieu de cette féerie lumineuse n’a nul besoin de se poser la question du temps qu’il fait, ou même de l’heure qu’il est : la façade est graduée par douze arches, correspondant aux heures du jour. Celles-ci sont chapeautées de plaques d’acier noir, percées d’une mince fente biseautée qui projette un fil d’ombre sur le plancher de la gare. Les mouvements de cette fine lame immatérielle coupent à travers la rondeur du jour, pour s’éclipser au crépuscule, quand prennent fin les classes.
Le hall de la gare est donc le site d’une astronomie seconde, où la temporalité humaine, avec ses désordres, ses vitesses relatives, affirme sa place dans l’ordre et la mécanique des heures, la couleur du temps. Le passager y pénètre comme on passerait derrière la face d’une horloge. Mais ce schéma temporel terrestre ne suffit pas à épuiser la question du Temps: le passager, qui a traversé une couleur pour émerger dans le hall sinueux de la gare, devant le Tableau du jour, marche sous la couronne cristalline du Solennvidenn, Soleil des savoirs, masse minérale et multifacette, obliquement sertie entre les colombages. On jurerait un météorite tombé du ciel pour s’enchâsser là.
À la veillée, il est des collégiens, toujours à vouloir s’émoustiller de frayeurs métaphysiques, qui racontent que ce Soleil second se serait bel et bien décroché du firmament. À l’appui de leur théorie, ils convoquent le patron erratique du théodolite qui, suspendu au bout d’un fil d’acier, émerge de la masse hérissée de vibrisses, comme une araignée paniquée par la perspective du sol, hésitant de ses huit pattes, mortellement apeurée du pouvoir fatal du plancher. Les élans incompréhensibles du pendule, dessinant d’arbitraires emberlificotages d’ombres sur le parquet, fendant les courants du temps en volutes inégales, suggèrent quelque occulte pouvoir gravitationnel, émanation incomprise de la pierre céleste, voyageuse d’outre-monde parvenue à ces sommets pour en fragiliser les certitudes. Hélas, le mouvement du théodolite, malgré les efforts des meilleurs esprits mathématiques, échappe aux modèles prédictifs, et l’équation encore informulée qui en l’éluciderait fait l’objet d’un concours perpétuel parmi les collégiens.
Soleil second, cristal songeur. Une fois qu’il s’y arrête, il est difficile de détourner le regard de la pierre mystérieuse et du mouvement qui semble en émaner. La lumière du jour étincelle entre ses facettes, invitant les passants à y deviner leur propre reflet dédoublé, ou à pister la trajectoire d’un oiseau, démultiplié dans son vol au-dessus de la gare. Encore aujourd’hui, un petit pensionnaire, dans son blouson blanc et son pantalon court, est posé là, jambe repliée dans la posture du héron. Sur ses yeux, il a passé le bandeau de lin blanc des Awarnsskyld, les exercices de conscience, qui sont au fondement du curriculum bjergljótien.
Le dessin du parquet s’interrompt à l’endroit exact où le collégien s’exerce, comme si le tournoiement du théodolite (pourtant suspendu à trois mètres) en avait érodé la patine. Ou peut-être, comme aiment à le répéter en riant leurs professeurs, est-ce l’assiduité et l’application des collégiens à leurs études qui sont véritablement responsables de cette zone d’effacement? En ces sommets, la question de l’action réciproque de la conscience et du monde demeure confuse. On dit en tout cas que cette surface mutée, nommée Tidhohl, l’Heure creuse, est l’ombilic de la montagne, le point où les forces qui traversent la Montagne immatérielle convergent et se nouent. Bien que le ballet hypnotique du pendule ait tendance à engluer la conscience, la tache aveugle du Tidhohl a aussi pour effet d’accentuer la mosaïque géographique qui recouvre le plancher de la gare, détaillant, dans les pastels des mappemondes, les chemins et les zones de la connaissance, et les voies à suivre pour rejoindre les sentiers sinueux du savoir, qui serpentent à travers les prés et les bois du Bjergljós.
Le collégien se tient en équilibre à l’Heure creuse, au carrefour de la connaissance et de l’effacement, dans la concentration et l’effort, tête dressée, aux aguets, à l’écoute des échos de la gare et de son corps, espérant que le dessin du théodolite coupe en lui pour lui révéler son sens caché. Ses genoux tremblent. On se dit, non sans gravité, il va faillir, il va tomber. Et voilà que notre méditant rompt. Avec une exactitude de danseur, il tourne trois fois sur lui-même, s’élance en un gracieux salto, arrachant le bandeau de ses yeux, émettant un ululement sauvage, pour se précipiter sous l’arche des six heures et aller rejoindre ses camarades dispersés dans la perpétuelle classe verte des jours d’été.
Selon les théoriciens du Tilnaturlige, le nœud de l’existence est le temps. C’est aussi une métaphore. Autour du Tidhohl, un membre de la faculté expose aux étudiants l’énigme de l’ipséité – ce sentiment persistant d’être nous-mêmes, malgré l’indétermination constitutive du présent (quelles sont ses dimensions véritables?), la déliquescence vaporeuse du souvenir, ou l’instabilité fondamentale de notre substrat matériel (le professeur évoque alors la rénovation cyclique du matériel atomique qui nous compose, effacé par vagues à raison de cycles de sept ans). Il fait valoir à ses ouailles que, si leurs corps changent, leurs regards, eux, portent de moment en moment, d’âge en âge, et d’époque en époque, la preuve immuable de leur présence. Que leurs yeux percent donc, aussi évidents que des joyaux, à travers les miroirs de la discontinuité, les voiles du temps, cristaux songeurs, diamants de pensée, émules du Solennvidenn, et sont les éclaireurs les plus aventureux de notre système nerveux… La faculté croit aux bienfaits de l’éducation par la métaphore… De l’index, le maître désigne le mouvement erratique du pendule, expliquant que, si une horloge tente de couper le temps en pointes fines, le pendule, lui, suit les chemins entrelacés du temps, et l’éclate en fragments, redonnant au diamant la forme qu’il avait avant qu’on ne le taille en facettes. De telles métaphores, si elles semblent parfois alambiquées, pourfendent à froid l’incomplétude des faits. Le maître affirme que la nature de l’expérience est de nous tromper sur celle des faits, et vice-versa. La métaphore est une façon de bondir d’une évidence à une contradiction à une autre, sans peur et sans reproche. Dehors, il s’est mis à pleuvoir. Le maître consulte sa montre et met fin à sa leçon : Un prix à celui qui arrivera à courir entre les fils de l’orage.
D’abord, Anatole n’a pas remarqué l’homme dans sa chienne verte, qui en même temps que lui émergeait de la locomotive dans la lumière de la plateforme, un petit sac de papier brun en main. Dans l’escalier écarlate, l’homme à la combinaison verte lui emboîtait nonchalamment le pas, visage rougi, en mémoire des feux de l’engin, pour enfin doubler Anatole à l’étage, figé par l’émerveillement sous la masse cristalline du Soleil des savoirs. L’homme, de toute évidence, n’en était pas à ses premiers pas sur ce plancher : il semblait savoir exactement où il se dirigeait, traversant de biais la carte colorée de la connaissance, tournant tout de même subrepticement la tête vers notre collégien équilibriste, pour aller se poser sur la longue banquette en S qui épousait la courbe de la verrière. Il a sorti un mouchoir, déballé un sandwich dinde-gruyère sur pain blanc, une poignée de noix et une pomme. Son regard, cerclé de lunettes aux montures transparentes, lui donne un air qu’il serait impossible de ne pas qualifier de réfléchi, même alors qu’il s’occupe de mastiquer un sandwich. Il lorgne, l’air absent, le collégien à l’Heure creuse.
Il vient à peine de terminer son sandwich quand le jeune homme arrache son bandeau et bondit soudainement pour s’élancer au-dehors. Notre homme extrait un carnet noir et un mince stylo argenté de sa poche, griffonne quelques notes, range le tout. Il remballe son goûter avec délibération – impossible de ne pas remarquer, à ce stade, ses cheveux impeccablement peignés, le collet amidonné de la chemise qui dépasse de sa combinaison entrouverte, l’aisance avec laquelle il sort par la porte de six heures, non sans négliger de saluer Ludveïg, empêtré dans les bras d’Anatole, d’un imperceptible hochement de la tête, puis croquant goulûment dans sa pomme, dont le jus lui éclabousse discrètement le menton, minuscule feu d’artifice pour célébrer son entrée dans le Tableau du jour : manifestement, cet homme adore son métier.
*
06H00 – NEMO VENIT SI PEDANTIC.
NUL N’ENTRE ICI S’IL EST PÉDANT.
Mon regard ébloui par le passage au rouge dans l’escalier n’a pas eu le temps de s’arrêter sur la devise gravée au-dessus de l’arche qu’un homme, le visage effacé par l’éclat du soleil, est apparu là où l’enfant est disparu. Un moment, j’ai eu l’impression étrange que c’était, de nouveau, ce garçon dansant, vieilli, revenu, par quelque torsion du temps, pour me toiser d’un regard adulte. Un frisson fantomatique m’a parcouru l’échine, dont l’onde de choc a installé une paix décalée dans mon esprit, choqué et calmé par cette possibilité d’un retour… Puis la figure à contre-jour a posé son chapeau de feutre sur sa tête, et j’ai pu discerner ses traits.
– Ludveïg!
J’ai avancé pour le serrer dans mes bras. Toujours à trop penser, celui-là : alors que je le tenais au plus près de moi, assez pour sentir battre son cœur contre ma poitrine, je savais qu’il en profitait pour consulter sa montre au-dessus de mon épaule. Je ne doutais pas qu’il serait, comme à son habitude, d’une ponctualité irréprochable. Il a voulu me ramener à l’ordre, se dégager de mon étreinte.
– C’est l’heure de la promenade, mon vieux.
– Laisse-moi bien te regarder.
Ludveïg s’est protégé du soleil, derrière le paravent de sa main, et j’ai reconnu ce regard amusé, qui n’avait pas vieilli, reconnaissant de me retrouver, là où il avait choisi de faire sa vie, loin de tout ou d’avant, mais au plus près de soi. Notre amitié remonte à la petite enfance. Je nous revois, garçons rêveurs, au pupitre double, penchés ensemble sur nos leçons, ou à l’écart dans la cour de l’Académie, le dos appuyé contre le haut mur de pierre qui nous séparait de la ville. Deux garçons timides et livresques, déjà égarés dans les corridors transparents de la pensée, circulant d’écho en écho, pistant les paroles qui nous révéleraient à nous-mêmes. Devant nous, les esprits sportifs se disputaient le palet ou la balle, acharnés comme des bêtes, dominant la meute admirative et apeurée, gênée par leur splendide. Nous avions d’autres talents, et nous étions aussi, à notre manière, aussi têtus que ces taureaux. Mais nous n’attaquions pas le monde sous le même angle que les corps sportifs. Nous rêvions de voir la réalité déborder du mur d’enceinte dans nos dos. Et, même quand nous rejoignions les autres, nous ne quittions pas le lieu de nos réflexions, guidés par nos pensées partagées, les voix de nos lectures et de nos leçons, qui allaient s’amplifiant, se transformant dans les corridors transparents de la conscience, nous orientant d’intuition en intuition, promettant, par ici, par ici, une sortie de ce cloître… une solution imaginaire à nos destins d’élèves…
Nous nous étions inventé un jeu sans perdants ni gagnants. Dans nos têtes grandissait l’image d’un Palais immatériel, un labyrinthe de verre, où nous nous perdions à cœur de jour. Nous y circulions seuls, mais nous savions que nous y étions ensemble. Nous griffonnions des plans, que nous passions la récréation à comparer. Nous nous promettions qu’un jour, nous nous y retrouverions. Par ses fenêtres et ses portes, nous devinions des vues du monde : des endroits où aller, ensemble, où nous nous promettions de parvenir. Toi le premier, moi avec toi. La lumière d’un soleil perpétuel perçait à travers les corridors du palais de verre. Le soleil est la source de toutes les images. Sans lui, nous n’aurions pas de regards. Au loin, j’entendais des pas. Je savais que je n’étais pas seul, et je n’avais plus peur.
L’HISTOIRE VÉRITABLE ET LAMENTABLE D’AGNÈS ET DE LUDVEÏG
Vers la fin de nos études, Ludveïg a été impliqué dans un incident romantique qui conduirait la direction, dans un excès de pudibonderie, à l’expulser de l’Académie avant l’obtention de son diplôme. La faculté voyait d’un mauvais œil qu’une de leurs ouailles, ces joyaux d’une élite future, embrasse une jeune fille de « basse extraction ».
Ludveïg me quittait, sur le chemin de l’école, à la porte du Pain bon. Surplombant la devanture de la boulangerie, une miche dorée comme une pépite, agrippée à deux crochets, se balançait avec insouciance, annonçant de chaleureux trésors comestibles. Pour Ludveïg, cette image naïve brillait de la chaleur des cœurs. À l’aller, c’était l’excuse d’un croissant matinal; au retour, celle d’une baguette ou d’un pain de campagne qui lui faisait tinter les clochettes de l’espoir romantique. En effet, Ludveïg dépensait tout son argent de poche pour pouvoir effleurer des doigts la paume de la belle Agnès, croiser son regard alors qu’elle lui remettait sa monnaie, les joues empourprées par la chaleur des fours ou la gêne, c’était difficile à dire.
Agnès vivait seule avec son père, Monsieur Archibald. Cet homme d’une carrure imposante, qu’on surnommait volontiers l’Enclume, avait été forgeron avant d’exercer le métier de boulanger. Il était veuf. Sa femme, Magdeline, était pâtissière. Pour elle, il avait cessé de battre le fer et appris à plier la pâte, pétrir le pain. Un soir de printemps, où il faisait une vingtaine de degrés, Magdeline avait étrangement pris froid et s’était mise à frissonner de la tête aux pieds. Au cours de la nuit, elle a été emportée par cette fièvre aussi soudaine qu’inexplicable. Avant de trépasser, elle a sombré dans un délire qui l’a laissée incapable de reconnaître son mari, ou la petite fille qu’il tenait au creux de ses gros bras, emmaillotée dans une épaisse couverture de laine. Elle sanglotait sans comprendre, captive de la chaleur et de la force de son père, alors que sa mère pâlissait à vue d’œil, en murmurant des paroles incohérentes. À l’époque de ces funestes événements, Agnès n’avait pas trois ans.
Monsieur Archibald était inconsolable. Bientôt, il a quitté la maisonnette qu’il avait construite pour sa famille aux abords de la ville pour emménager avec sa fille à l’étage de la boulangerie. On aurait pu croire qu’avec la disparition de sa femme, la qualité souffrirait, mais Archibald s’est appliqué à son métier avec une passion déplacée. La nuit durant, il roulait sa pâte, pétrissait ses pains, avec une précision exquise, une légèreté que son corps colossal ne laissait pas deviner. Les deux jeunes hommes en son emploi l’entendaient murmurer des riens : Ma belle pâte… Mon petit beurre… Mon pain de famille… À l’aube, ils étalaient dans les vitrines des pains dorés de promesse, des plateaux de croissants biscornus, pulsant encore de la chaleur, du parfum des fours… Leur vue seule suggérait la riche douceur du beurre, l’effeuillage moelleux de mille strates subtiles… d’immensités délicates… L’après-midi, les apprentis installaient les pièces montées. On aurait dit la silhouette d’une ville de conte, avec crénelage, parapets et tourelles fabuleuses… Surtout, Archibald inventait pour ses clients, d’année en année, des gâteaux d’anniversaire, qui se gravaient dans la mémoire des convives avec une évidence encore plus immédiate que celle du temps qui passe, déliant les rides de son écriture sur nos corps. Les confections du Pain bon étaient des jalons sur le chemin des ans, et les citadins mesuraient leur âge en gâteaux… Bref, la réputation de la maison n’était plus à faire.
À l’étage, Agnès dormait alors dans son berceau. Belle pâte… Petit pain… Beurre doux… Tant que la chaleur ascendante des fours remontait jusqu’à sa fille, Archibald la croyait en sécurité. Elle a grandi dans ce giron paternel et pâtissier, entre sa chambre et le plancher de la boulangerie.
Archibald lui permettait bien quelques sorties, ces jours de grand soleil, quand l’astre parvient à réchauffer jusqu’à nos âmes. Alors, il n’y a rien à redouter des humeurs du monde. Je crois que c’est un de ces jours-là que Ludveïg, encore à rêvasser sur un banc, a aperçu pour la première fois Agnès, sa toque rousse, son regard émeraude émergeant d’une épaisse mante au col montant… Belle pomme rouge… Fraise d’été… Cerise au marasquin… Elle était belle et délicate comme une idée – une idée qui n’appartiendrait à personne, qui de sa force d’évidence s’imposerait au monde… – et un feu s’est allumé en mon ami.
La diète de Ludveïg prit a amorcé un tournant fort en gluten. Mon ami, qui avait toujours présenté un profil plutôt fin, prenait du bon. Si on y regardait bien, on voyait que ses formes maigres s’étaient arrondies, qu’elles se gonflaient à mesure que croissait son intérêt pour Agnès.
Elle a fini par le reconnaître. L’époque était à la lenteur. Ils ont échangé des œillades, des remerciements souriants, puis des paroles. Le temps qu’il faisait. Des recommandations pour les confections d’Archibald. Il lui a enfin demandé pourquoi on la voyait si peu, comme ce premier jour, dans la lumière d’été.
– J’ai grandi dans le fourneau de mon père.
Elle avait de l’esprit! Ludveïg était à peine capable de contenir son enthousiasme. Il me parlait d’elle comme de sa « princesse de Suède ». (Ludveïg, qui avait le don de compliquer les images, pensait à ce pauvre Descartes, en retraite dans sa chaumière royalement financée, que les vulgarisateurs accusaient à tort d’avoir voulu arracher le cœur du monde, alors qu’il ne faisait que chercher la cheville de l’âme, qu’il a localisée dans la glande pinéale, tout près de l’endroit le plus propice pour se gratter l’arrière de la tête).
Par un beau matin où brillait le soleil d’alors, Agnès, profitant de ce qu’ils étaient seuls sur l’étage, lui a tendu une galette.
– Cette galette connaît ton nom.
Agnès l’a rompue pour lui en offrir une moitié. Ils communiaient, rieurs, en mangeant leur part. Lui l’a invitée à le rejoindre, plus tard ce jour-là. Elle a acquiescé. Elle trouverait une excuse. Et leurs lèvres se sont effleurées.
– Les confections sont pour les clients!
Ils n’avaient pas eu le temps de goûter leur premier baiser qu’ils ont été rudement interrompus par ces paroles sévères – où l’usage de confections marquait une note d’insupportable snobisme. Celui qui avait parlé était un petit garçon enveloppé, qui terminait ses classes de troisième, dont le père, absent, était juriste, et qui, par compensation, bénéficiait d’une généreuse allocation. On en taira le nom. Il visitait la boulangerie aussi souvent que Ludveïg, motivé par des appétits tout aussi vifs, mais autres.
On n’a jamais su exactement comment ce qui est arrivé par la suite est arrivé. Le pensionnaire aux appétits déplacés a mis en branle une séquence d’événements infortunés, qui a pulvérisé l’édifice fragile de l’amour naissant. Ludveïg m’assurait que ses lèvres avaient tout au plus frôlé celles d’Agnès – quelles lèvres! – et que ce qui avait commencé là, et qui aurait pu être si beau, avait été violemment refusé au monde, un mauvais bien.
Archibald a-t-il émergé de l’arrière-boutique, colosse farineux, deviné la situation et été emporté par la peur de perdre sa fille unique? Ou le petit gros, au désir frustré par le ralentissement de service, s’en est-il allé, les poches remplies de gâteaux, égrener la pâte vile de la médisance sur son complet d’écolier, répandre des rumeurs dans la cour de récréation? Peu importe. Il faut pardonner aux enfants, qui rêvent de pouvoirs accaparés. Ils ne connaissent pas la gravité que peuvent avoir de simples paroles.
La direction a convoqué Archibald pour discuter de la situation. Elle a justifié l’expulsion de Ludveïg en arguant que le jeune aventurier avait failli à son rang, nui à l’intégrité du corps étudiant et à la réputation de l’institution. Archibald aurait dû reconnaître cette décision comme une injure, une insulte à ses talents. C’est ce qu’ont fait les parents de Ludveïg. Le père d’Agnès, lui, était un homme de peu de mots, qui craignait qu’on lui ravisse sa place dans le monde – comme si cela se pouvait. Et, si je ne doute pas qu’il eût compris les choses de l’amour, j’espère qu’il a, au moins, eu de bonnes paroles pour mon ami aux sentiments déplacés. Ç’auraient été de bonnes paroles pour les siens aussi : en participant à la condamnation de Ludveïg, il lui faisait le don d’une solitude égale à la sienne. Aux parents aussi il faut pardonner, car, quelque grâce qu’ils puissent démontrer dans la confection de petits gâteaux, ou le perfectionnement de petites filles, eux non plus ne savent pas vraiment ce qu’ils font, seulement comment ils voudraient aimer. Eux, plus que quiconque, se retrouvent possédés par des sentiments qui les dépassent, avec lesquels ils n’ont d’autre choix que de composer.
Quelques semaines plus tard, Ludveïg partait traverser l’Europe à la marche, vers l’orient, avec son chapeau mou, son havresac. Il touchait une rente de cinq livres par mois, qu’il percevait à la poste restante. C’est sa mère qui la lui avait offerte, une libre penseuse, qui (telle mère tel fils) l’appelait mon don de la reine de Suède. Elle lui avait assuré : Il n’y a ni perdant ni gagnant, que des situations. Je n’avais plus connu d’amie à mon compagnon. Il s’était abandonné, à la suite de ce revers, à une discipline irréprochable, partagée entre la relation de son voyage, ses lectures et ses méditations philosophiques dans des lettres.
Malgré les années et l’éloignement, Ludveïg et moi sommes restés très proches l’un de l’autre. Des mois, parfois même des années, pouvaient passer entre une lettre et sa suite, ce qui ne m’empêchait pas d’être visité aux moments les plus abscons par l’impression que mes pensées se mêlaient aux siennes, qu’elles rejoignaient, de nouveau, cet espace commun où nos paroles se faisaient écho, se répondaient en notre absence, tels des reflets dans des miroirs qui se font face. J’en suis venu à croire que nous absorbons en nous la distance qui nous sépare, comme une matière vivante, que nous continuons de grandir l’un à travers l’autre.
Il y a plusieurs années, Ludveïg m’a confié, dans une lettre, qu’il se retrouvait souvent, en pensée, dans le Palais de notre absence. Que cela lui arrivait dans les circonstances les plus inopportunes. Par exemple, au milieu d’un banquet au château de Zembie, où on l’avait accueilli à la faveur d’un pli de sa mère. Ou encore dans la vibration extatique d’une des messes silencieuses du monastère de Thermotyle. Puis, quand il s’est éveillé, un soir d’orage en pleine forêt, pour voir un chat ébouriffé – égaré bien loin de tout confort domestique – le dévisager de ses yeux brillants… Il m’affirmait : Si les rêves arrivent, c’est qu’ils arrivent quelque part. Il ne s’arrêterait pas avant de rejoindre le Palais de notre absence. J’ai été expulsé de ma propre histoire, je dois continuer à chercher un endroit où me retrouver.
Arrivé au Bjergljós, il a mis fin à sa marche. J’ai aussitôt promis de le visiter. J’attendrais plus de dix ans avant de m’exécuter, de peur, sans doute, de fracasser l’image qui nous retenait au plus près l’un de l’autre… Quant à Agnès, je ne l’ai plus revue à la boulangerie. On disait que son père l’avait envoyée vivre avec une tante, une relation lointaine, dans les latitudes équatoriales… Qu’elle avait fini au couvent. J’entendais, dans l’arrière-boutique, Archibald pétrir, de sa poigne d’enclume, régulière comme un piston, les pains du dépit et de la grâce… Et j’entrevoyais Ludveïg qui marchait devant moi, d’un pas régulier, dont l’assurance ne parvenait pas à dissimuler l’élan tragique…
Je me suis permis d’avoir confiance : les histoires sont vivantes, elles ne se terminent pas toujours là où on pense. Je suis aujourd’hui réuni à mon ami. Il porte encore le chapeau mou du départ, son vieux havresac en bandoulière, un sourire ancien sur ses traits vieillis. Je le reconnais dans la lumière, les sentiments d’antan, comme un reflet qui remonterait à sa source, bien après que l’obscurité a cru l’avoir effacé.
*
La gare est le noyau d’un jardin étagé, dont les tiers cascadent vers les pentes naturelles du Bjergljós. Des ruisseaux alimentés par des sources souterraines émergent des fondations. Leurs eaux roucoulantes traversent un enchaînement de bosquets luxuriants en serpentant sous un entrelacs de sentiers et de passerelles. Ludveïg – il a toujours marché trop vite – m’explique en filant vers l’avant que les jardiniers du Tilnaturlige ont conçu le patron des cultures pour qu’il se renouvelle constamment. Printemps, été, automne, hiver : les mêmes chemins exposent, selon les occasions de la saison, et les expérimentations des jardiniers, de nouvelles floraisons, qui sont les reflets des « derniers développements. » Il faut cultiver son jardin – la maxime de Candide m’apparaît soudainement dans une lumière extrêmement favorable. Les variations florales éclatent devant les yeux du marcheur, proposant d’étape en étape une palette inédite de parfums, de couleurs et de formes. Chacune me semble avoir été créée afin de susciter l’étonnement.
Selon mon vieil ami, toutes ces déclinaisons ne tendent enfin qu’à prouver une chose : l’inégalable supériorité esthétique de la nature, qui jusque dans sa culture la plus maîtrisée continue d’exprimer une volonté qui nous dépasse. Devant une telle exubérance, on ne sait trop ce qui dépend de la volonté humaine ou de celle du paysage. C’est précisément cette ambiguïté qui sous-tend le Tilnaturlige.
*
Des baigneurs dévalent la rivière qui zèbre les différents paliers, lovés au fond d’une bouée, ou accrochés à de courts billots. À l’extrémité des jardins suspendus – ils s’étendent sur trois hectares –, les ondes se déversent dans un bassin cristallin, le Levhiminn, Pupille céleste. Ce plan d’eau parfaitement ovoïde fonctionne comme une lentille : le jour, il reflète le mouvement des nuages, alors que, le soir, sa circonférence encadre le firmament.
À l’autre bout, le Levhiminn surplombe une pente paresseuse, dont la gradation épouse, à une échelle humaine, celle de la Lignenhaeld. Au moment où Ludveïg et moi émergeons là, un groupe de collégiens revêtent de concert le capuchon de leur cape imperméable. Ils ont dû glisser jusque-là par les courants descendants. Je crois compter sept garçons et cinq filles – vu la neutralité de l’uniforme, on ne peut que se fier (encore là, l’ambiguïté persiste) à la longueur d’une chevelure, la carrure des épaules ou la résolution d’une démarche… En, to, tre! entonnent-ils en chœur, pour se jeter, d’un commun accord, dans une réjouissante roulade, résolus de poursuivre la glissade malgré tous les obstacles, et par tous les moyens. Douze petits corps culbutent, de-ci de-là, sur cette pente qui doit bien faire deux cents mètres. Ludveïg m’informe, en consultant sa montre de gousset :
– C’est le début des travaux pratiques.
Il me semble reconnaître, au bas de la pente, le ballerin de l’Heure creuse, à l’écart de la bande. Ses collègues se relèvent un à un, poursuivent leur course enthousiaste à travers les alpages, vers l’orée des bois. Lui reste là. Hésitant, pris dans les rets d’une gêne paralysante, ou déterminé à affirmer sa suprématie? Jaugeant son attirance pour les bois, ou son appartenance à la meute? De si loin, et comme il est de dos, c’est plutôt difficile à dire. Ses compagnons les plus prestes se sont déjà enfoncés dans la futaie quand il se décide enfin à accomplir un geste : il retire, avec délibération, ses escarpins blancs, qu’il pose à ses pieds. Soudainement, il fait volte-face, rebroussant chemin dans une course à fond de train, nu-pieds sur la pelouse. Il court en ligne droite, ajustant ses efforts, remontant le versant de la pente à cadence régulière. Le voilà qui fend les eaux quiètes du bassin lenticulaire, le reflet laconique des nuages. L’eau gicle autour de lui, engluant sa course, bien qu’on perçoive sous ses mouvements retenus, désarticulés par la substance aqueuse, le vecteur tendu qui l’a propulsé. Il est déjà plongé à mi-corps quand je me retourne, alarmé, vers Ludveïg. Mon ami empoigne fermement mon bras, pour me retenir, laisse-le faire. Il faut qu’il apprenne par lui-même. La tête du garçon s’enfonce sous les eaux, au milieu des bouées, dans un bouillonnement de bulles, puis plus rien.
Le Bjergljós est percé de conduits et de chambres souterraines. Les sentiers et les bois des classes vertes sont reliés par un réseau étendu de passages secrets aux pavillons du Collège. Les architectes du Tilnaturlige ont tout prévu pour le développement des collégiens : l’un d’eux découvre, sous le solage d’une cabane de rondins, une échelle qui s’enfonce dans la noirceur… Pour un autre, c’est un escalier spiralé dans le tronc d’un arbre creux… Ou la bouche d’une caverne dissimulée par un buisson… Les eaux d’un étang parfaitement elliptique… S’il en a le courage (comme l’ont espéré ses maîtres en provoquant cette découverte), l’enfant longera, dans ses vêtements mouillés, les corridors de pierre, suivant la lueur pâle et saumâtre des ampoules murales, la promesse d’une chaleur, pour tracer son sentier de gouttes jusqu’à une chambre entièrement tapissée de livres, où, dans une douillette alcôve, un lecteur somnole, les traits couverts par un ouvrage à l’étude – grammaire classique, traité de physique ou roman d’aventures? Cet enfant qui dort dans la chaleur des livres, ce pourrait être lui… Notre collégien en cavale se penche sur le dormeur à l’ouvrage, lui soutire doucement la couverture de laine grise dans laquelle il s’est enveloppé, puis file en catimini, sans réveiller son collègue, sous une des arches livresques, pour serpenter, ainsi capé de gris, par les chambres et les couloirs irréguliers, les angles et les détours de la connaissance, à travers le dédale de la bibliothèque souterraine, jetant des œillades aux rayonnages, au défilement des dos colorés, des sujets et des langues, ou aux occasionnels lecteurs croisés en cours de route – une jeune fille aux yeux doux, debout devant un lutrin, murmurant ses gammes, un groupe de latinistes attablés, débattant sévèrement d’une traduction, entièrement à leurs papiers, ou un jeune homme un peu gros, renfrogné, gueulant à haute voix l’incipit d’un roman qu’il souhaite parfait, et qui ne verra sans doute jamais le jour, sinon dans l’écho solitaire de cette chambre… Le garçon égaré émerge enfin (se rappelle-t-il comment?), entre les colonnes d’une haute galerie souterraine, pleine de papiers et de machinerie, où il reconnaît, parmi les pressiers affairés, son professeur préféré, avec ses lunettes cerclées d’or, ses cheveux impeccablement gominés, dans la salopette des travaux manuels, actionnant la roue d’une presse… Celui-ci se retourne vers l’étudiant pour lui tendre une feuille démesurée, où figure, sous les sept lettres de son nom, une carte colorée de son aventure souterraine. Il ébouriffe la tignasse mouillée du collégien, en lui souhaitant la bienvenue.
Au milieu de leur montagne de papier, les disciples du Tilnaturlige impriment les pages du Codex perpetuum, où sont consignés les dits et les faits des collégiens de toutes les promotions. Chacun des volumes qui composent la série est de la taille d’un enfant d’environ douze ans. À un moment de la première semaine d’études, alors que la nuit tombe, que le nouveau pensionnaire, rompu de fatigue, a déjà enfilé son pyjama, et s’apprête à rêver de l’étrangeté de sa vie nouvelle, à la distance de sa vie d’avant, un cortège de ses professeurs fait silencieusement irruption à son chevet. Nous venons te présenter le livre de ta vie. Ils se disposent derrière l’ouvrage énorme, pages entrouvertes. Deux membres de cette assemblée – généralement une femme et un homme – ouvrent le Codex sur deux pages vierges. L’étudiant est alors prié de se lever, pour se mesurer au livre. Son directeur de conscience inscrit, sur le miroir des pages, un trait à la hauteur de sa tête, comme ces parents soucieux d’archiver la croissance de leurs enfants sur un cadre de porte. Les maîtres posent alors l’ouvrage à plat et passent la plume au pensionnaire, avec l’instruction de signer à l’endroit du trait. Ils lui souhaitent bonne nuit et referment le Codex. Les professeurs soulèvent le volume, pour le rapporter dans une réserve secrète de la bibliothèque souterraine, comme on porte un cercueil en terre. C’est le début d’un nouveau chapitre invisible dans l’histoire du Collège. Pour les adeptes du Tilnaturlige, l’impression du Codex est la seule évaluation qui compte : aux étapes les plus importantes de son développement, le pensionnaire sera guidé vers la localisation secrète de l’ouvrage par son directeur de conscience, qui veillera au-dessus de l’épaule de l’étudiant alors que ce dernier considérera, dans l’étonnement ou l’inquiétude, le dessin de sa propre vie.
– J’ai cru en un pays qui ne ferait qu’apprendre.
Nous sommes installés sous l’unique fenêtre de l’humble cabane où Ludveïg a élu domicile, à l’heure du goûter. C’est à cette petite table carrée qu’il travaille au Traktablå,sonTraité bleu, dont il m’a longuement entretenu dans ses lettres. Pour nous faire de la place à table, il a posé le carnet qui ne le quitte jamais sur une liasse de papiers et glissé le tout sous sa chaise. J’espère qu’il finira par me parler de son manuscrit. Si je ne fais pas l’effort de reporter mon attention ailleurs, je ne cesserai de reluquer le manuscrit.
Ludveïg a bien deux chaises. J’en suis presque étonné. Il dort sur un matelas étroit, à même le sol, flanqué d’un coffre bas, où trônent une lanterne et un paquet d’allumettes. Ses provisions tiennent dans une glacière, que coiffe une boîte à pain – son garde-manger. Il en cuisine les contenus sur la surface d’un petit poêle, à l’aide d’une seule casserole, d’une marmite et d’une bouilloire de fer. Sa vaisselle repose sur une tablette à côté du fourneau : il possède aussi deux tasses de céramique bleue, mouchetée, de celles qu’affectionnent les campeurs, deux bols et deux cuillers, deux assiettes et deux fourchettes, qui me portent à croire que Ludveïg n’a pas perdu ses manières, malgré son isolement. Il met des feuilles de verveine cueillies en cours de route à infuser, jette une poignée de baies dans la bouilloire.
– Ça goûtera le chemin.
Il me tend le manche de bois de son couteau à cran, m’invite à fendre le gruyère et la miche posés entre nous, à profiter de la marmelade, et retourne veiller le thé… L’ensemble de sa garde-robe – un manteau long pour la saison froide, des poches duquel dépassent une paire de gants de daim, le chapeau mou, le veston trop large et le havresac de ses promenades, trois chemises et un pantalon identiques à ceux qu’il porte en ce moment – pend aux crochets vissés à la porte d’entrée.
La cabane surplombe un court quai de bois sur la rive d’un étang à la faune et la flore particulièrement prolixes. Les collégiens y suivent la majeure partie de leur cours d’histoire naturelle. Ludveïg m’explique qu’en arrivant ici, par un après-midi de soleil parfait comme celui que nous venons de traverser, il a trouvé sa demeure, vermoulue et solitaire. La vue de l’étang placide, le débordement verdoyant, piqueté de fleurs, des sous-bois sur les rives, les pépiements et les trilles enthousiastes des oiseaux, la stridence estivale des grillons striant l’espace de leurs lignes sonores, le basson des ouaouarons en arrière-plan, le reflet bleuté à ses pieds l’ont convaincu de l’esprit des lieux. Il s’est résolu à se poser ici, visité par la certitude qu’il était arrivé quelque part.
En fait, après des mois de marche, il ne savait plus très bien où il était. Mieux valait ne pas trop y penser. Ludveïg a entrepris la rénovation de la cabane à partir des matériaux environnants. Il a fini par la reconstruire planche par planche, rivet par rivet, improvisant une technique qui excluait l’usage de clous. Il ne s’est même pas donné la peine de dessiner des plans, animé par l’assurance que ses gestes reposaient sur une fondation pure, parce qu’idéelle. Le fourneau et la glacière, bien qu’en fort piètre état, y étaient, et il aurait été sot de les arracher de là. Aussi Ludveïg était-il fasciné par la patine des larges lattes, dont un brin de cire a restauré le réfléchissement proche de celui d’un miroir. Du même chêne, il a taillé sa table et sa tablette, coffré son coffre. Il s’est fabriqué deux chaises. Puis il s’est campé là, posant son cahier et ses feuilles en face d’une unique fenêtre, qui encadrait la fertilité de l’étang, image parfaite des désordres et des beautés de l’ordre naturel. Il ne le savait pas encore mais il était enfin retourné à l’école.
Un soir qu’il dormait, rêvant, qui sait, d’un retour dans notre Palais de cristal, il sentit une présence, tout près. Il avait pris l’habitude, vu l’étroitesse du lit, de dormir allongé sur son flanc, et il entendit ce murmure étouffé, perçant l’oreiller, que ponctua un vif miaulement.
– Mrkgnao!
– Excusez-moi de vous déranger. Nous souhaitons simplement traverser.
Quelques minutes plus tard, il se rhabillait et dominait, dubitatif, son matelas, en se disant qu’il avait passé beaucoup trop de temps seul. Une bosse sous la surface moelleuse, vif mouvement de côté, trois planches levées, puis le scintillement d’un regard félin. Un chat noir bondissait sur le plancher.
– Rmrkgnao!
Puis émergea, dans un demi-jour, sous la trappe révélée, la tête d’une demoiselle, joliment nimbée par la lumière d’une lanterne, dont le clair-obscur donnait un relief vaguement mystique à ses traits. Les manières de cette apparition ne manquèrent pas de toucher Ludveïg.
– Je suis désolée de vous déranger. Il y a longtemps que je n’étais pas passée par là. Je ne savais pas qu’on était revenu ici. Nous n’arrivions pas à dormir. Nous voulions voir les étoiles sur l’étang…
– Euh… Vous êtes pardonnés…
– Vous voulez venir avec nous?
Chaque mur est une page, chaque recoin contient une leçon. Il n’y a pas que du papier dans la bibliothèque du Bjergljós. L’arpenteur des souterrains y croise des bibliothèques jonchées d’échantillons : des réserves de feuilles mortes, de tournesols asséchés, de champignons aux formes contorsionnées, de chatoyantes plumes d’oiseau, d’insectes momifiés, de flacons remplis de sable, de cailloux ou de coquillages… des bouteilles dont les étiquettes prétendent qu’elles contiennent les variétés de l’air respirable, la diversité des nuages, ou les apparences particulières de la lumière… d’innombrables animaux empaillés, du rongeur au prédateur, hantent de leur regard vitreux les rayonnages de corridors interminables… plus loin, une flore de verre répète le propos fragile de la nature… des répliques en céramique de nos organes internes et de nos parties animales inquiètent… à côté, parce qu’il faut bien calmer les sensibilités alarmées par le constat de notre étrangeté fondamentale, on trouve des salles de jeu, encombrées de jouets, éducatifs et autres, qui reflètent, à l’instar des modèles anatomiques, une certaine histoire du développement humain, autant de Taenktings(Objets de pensée) conçus au bénéfice de la conscience des collégiens (ils leur sont offerts, dans une série préméditée, à leurs « anniversaires de conscience », pour marquer leur assimilation des Awarnsskyld…). Bref, il y a là tout ce qu’il faut pour faire un monde, ou quelque chose de ressemblant. Les collégiens, mandés par leurs professeurs, s’aventurent en profondeur pour rapporter dans les ateliers en surface de larges tiroirs, impeccablement étiquetés, qu’ils vident aux pieds de leurs pairs, butin d’un monde sans fin qui servira aux leçons d’histoire naturelle, aux études d’anatomie, aux projets en beaux-arts ou au perfectionnement de cette « maquette d’un monde meilleur » qui accueille les visiteurs dans le pavillon principal du Collège. Devant ce défilement, ce catalogue des choses qui existent, les collégiens apprendront, de leurs yeux et de leurs mains, à reconnaître que tout ce qui est n’est jamais qu’une chose.
Ludveïg n’avait pas détecté la silhouette de la trappe dans le grain du bois, la figure dans le plancher. Il avait encore du mal à croire qu’elle avait toujours été là – qu’un menuisier discret ne s’était pas glissé dans sa demeure alors qu’il s’absentait pour ses promenades. Mais, depuis que la jeune femme était apparue sous son lit, il ne pouvait plus nier son existence.
Elle aussi s’appelait Agnès. Formée au Tilnaturlige, elle était devenue professeure d’histoire naturelle au Collège. Ils s’étaient revus. Agnès avait accompagné Ludveïg à travers bois, jusqu’à l’entrée de l’établissement. Bientôt, de petits collégiens cognaient à la porte de mon ami philosophe, en lui demandant de jouer ou de penser avec eux. Il se mêlait à leurs leçons. Parfois même, on l’invitait à partager ses travaux en cours dans une classe. On le conviait à la veillée, dans les clairières, autour des feux, où on rejouait les leçons du jour. On connaissait son penchant pour la solitude, et les membres de la faculté et les collégiens lui présentaient ces invitations avec une parcimonie admirable.
Pour me démontrer la réalité de ses dires, Ludveïg a déplacé son lit et entrepris d’ouvrir la trappe, pour révéler une échelle de fer dont l’extrémité se perdait dans le noir. Malgré cette évidence, je ne pouvais pas m’empêcher de me demander si Ludveïg n’avait pas inventé sa visiteuse, en hommage à cette fille perdue qui lui avait valu de découvrir le monde.
Mes doutes ont bientôt été dissipés. La perpétuelle classe verte du Collège se poursuivait dans les moindres recoins du Bjergljós. Plus tard dans l’après-midi, alors que nous longions les rives de l’étang vers les pavillons principaux du Collège, nous avons croisé une ribambelle de collégiens, fouillant la futaie à la recherche d’échantillons. Leur professeure, accroupie au-dessus d’un ruisselet, attirait l’attention de trois de ses élèves – une blondinette bouclée, un maigrichon besiclé et un garçon un peu enveloppé, qui se tenait à l’épaule de l’autre comme un garde du corps – sur un groupe de poissons minuscules, voletant de-ci de-là dans les eaux turbides. La jeune femme a extrait une courte louche de la poche de sa chienne de gros coton.
Je lui donnais la fin trentaine, tout au plus la petite quarantaine. Sous ses cheveux noirs, parsemés d’occasionnels fils gris ou blancs, son visage exprimait une quiétude heureuse, où un entrain juvénile se mêlait à la certitude d’avoir appris, et de continuer à le faire. Si cette demoiselle savait quelque chose, c’est qu’elle s’amuserait encore longtemps. La tenue de la professeure dénotait l’habituel mélange d’esprit pratique et d’élégance qui semble être la norme chez les adultes du Bjergljós : elle arborait, sous sa chienne aux poches débordantes de fleurs et de feuillage, un chemisier pâle, strié de rayures noires, qui me rappelait, par sa coupe et sa texture, certaines étoffes japonaises. Le motif moiré de sa jupe, ton lustré sur ton mat, m’évoquait la liberté souterraine des cours d’eau, dont les courants enchevêtrés affirment leur chant en s’éclipsant sous leurs reflets. Je me dis : « C’est une sorte de camouflage. »
Elle a plongé l’instrument, d’un geste preste, dans les eaux squameuses.
– Ta-da!
Les trois petits ont rapproché leurs visages de sa pêche. Elle avait réussi à isoler un poisson de la troupe, qui s’est mis, pathétiquement, à tourner en rond au fond du récipient.
– Ne le laissons pas souffrir trop longtemps. Rappelez-vous (elle a adopté un air faussement sentencieux): Il n’est rien ici-bas qui n’échappe à son nom. Donnez-lui-en donc un, avant qu’on ne le rende à sa vie.
Le lunetté :
– Mais votre argument adamique, mademoiselle, est presque religieux.
– Je vous l’ai dit. Je vous le répète… C’est en vivant qu’on apprend à vivre. Le reste n’est que jeu de langage. Autant en profiter.
C’est un garçon?
La professeure, levant la tête vers Blondinette qui avait posé la question, nous a enfin aperçus. Occasion parfaite pour mettre fin au débat.
– Ludveïg!
Mon ami avait retiré son chapeau. Il semblait si heureux.
– Agnès.
Elle lui a souri.
– Tu vas être content, je t’ai apporté des biscuits.
L’éducation descend des têtes aux mains aux pieds et tricote le corps entier. L’objectif et l’idéal du Tilnaturlige est de cultiver la plante nerveuse et filiforme qui fleurit sous l’enveloppe de l’enfant, en l’arrosant de la lumière de la pensée. Il n’est pas d’évidences mieux partagées : toutes les femmes et tous les hommes du monde viennent de l’union d’une mère et d’un père. Ils ont tous déjà été des enfants – l’enfance est la semence par où commence et recommence le monde. Si la plupart des sociétés dites « modernes » postulent qu’un enfant ne peut pas grandir seul, loin de l’orbite des adultes, il faut aussi noter que l’existence de l’enfance est la condition nécessaire à celle d’un monde adulte. Selon le Tilnaturlige, l’enfant n’attend pas de devenir un adulte. C’est plutôt l’adulte qui vit dans l’attente du retour de l’enfance. Un enfant ne peut pas demeurer un enfant. Il peut cependant couver son souvenir, en respecter la présence effacée. Selon cette vision des choses, la culture dans son ensemble épouse la courbe d’un continuum, où seules comptent les gradations : la culture de l’enfance, à l’instar de celle du monde adulte, est une réalité à part entière, dotée de ses arts, de ses usages, de ses tensions politiques et sociales… Parce qu’elle participe de l’oralité, du jeu, elle est simplement plus difficile à appréhender, parce que plus proche de l’élan, du désordre originels… La première, peut-être la plus profonde leçon du Tilnaturlige est d’apprendre à remettre les choses dans l’ordre.
Agnès et sa troupe nous ont accompagnés jusqu’aux portes du Collège. Au début, je n’apercevais aucun des nombreux pavillons dont ils m’indiquaient la présence évidente. C’était de bonne guerre. Les matériaux utilisés dans la construction des bâtiments du Collège mélangent le verre avec des matières extraites des alentours. Leur architecture épouse sans accroc les dénivellations du Bjergljós, la courbe naturelle des rivières ou la silhouette des bosquets. La cité collégiale, bien que comptant de nombreux pavillons, et accueillant des multitudes, joue à cache-cache avec le paysage.
À force de concentration, j’ai fini par apercevoir des cloisons, des portes et des fenêtres. Agnès, Ludveïg ou un des membres de la petite troupe se chargeaient en riant doucement de me corriger alors que je prenais un flanc rocheux pour une façade, le tronc tordu d’un arbre pour un escalier en colimaçon ou une découpe lumineuse dans le feuillage pour le reflet d’une fenêtre.
– Pas maintenant, peut-être un jour…
Mon regard s’est progressivement acclimaté à l’indifférenciation du panorama, comme on finit par percer l’obscurité. Et la classe verte, d’un commun accord, m’a félicité lorsque j’ai désigné, avec une excitation à peine contenue, une girouette rattachée à un dôme de verre. (Les pavillons sont hérissés de jouets éoliens – le monde se glisse dans les salles de classe, rappelant qu’il est toujours là, prêt à se jouer de nous.)
Puis une porte à deux battants, dissimulée par une vigne tombante, m’est apparue entre deux troncs dressés. Une fois ce seuil révélé, l’immeuble s’est imposé à moi. Je me suis immédiatement demandé comment j’avais fait, auparavant, pour ne pas voir.
– Bravo, Anatole!
La porte donnait sur un bâtiment dont le style s’accordait avec celui de l’Empyreinhöv. Un haut dôme de verre torsadé, fin comme une larme, chapeautait une rotonde percée de hublots, où des vitraux détaillaient divers aspects de la nature – fleurs, feuilles, insectes, poissons, volatiles, animaux… Nous venions d’entrer dans le département d’histoire naturelle. Au plancher du hall circulaire, une mosaïque dessinait une arborescence filiforme. Agnès m’a expliqué que c’était là notre Væreblóm, Fleur d’être dont les racines remontaient au fondement connu de la parentèle hominienne. Ludveïg a eu cette réflexion :
– Je pensais, quand nous marchions tout à l’heure, que, puisqu’on doit être enfant avant de devenir adulte, il dut y avoir des moments et des lieux, au début des temps, où il n’y eut pas d’adultes : ici et là, des hominiens au seuil de ce que nous définirons comme notre humanité donnaient naissance à des petits moins hirsutes, qui grandissaient, se rencontraient, s’éloignaient de leurs parents, et bientôt nous voilà, à nous raser chaque matin le visage ou les aisselles devant le miroir de la salle de bains.
– C’est un peu plus compliqué que ça, Ludveïg, mais c’est aussi à peu près ça.
Le Videnpukt prescrit, en guise d’assurance contre la pédanterie, le respect de diverses marges d’erreur. Il reconnaît la contribution potentielle de la métaphore, de l’approximation, parfois même du mensonge, à la construction des faits. Ce pacte épistémique favorise la reconnaissance des divergences, l’efflorescence des points de vue : la conscience s’y ouvre aux patrons fluctuants du temps.
Agnès a guidé la troupe le long d’une longue enfilade de pièces. Chacune abritait un singulier désordre : laboratoires et salles de jeu, abandonnés à la fantaisie d’expérimentateurs absents. À cette heure de l’après-midi, par un tel soleil, il n’y avait pas grand monde à l’ouvrage et je pouvais étudier à loisir les mosaïques colorées du plancher, qui me suggéraient différents tableaux de jeu. Chaque pièce comportait au moins deux seuils, et une paroi de verre – pour voir et éprouver notre relation au soleil – donnait sur un jardin intérieur, où un sentier permettait de rejoindre les classes vertes.
Nous nous sommes arrêtés dans une chambre ovale, à la toiture transparente, où une série de gradins concentriques était recouverte d’un amas de coussins et d’oreillers. Agnès nous a expliqué :
– C’est le nid des après-midi. La zone des siestes. Les nuits claires, ils sont nombreux à dormir ici, plutôt que dans leurs cellules. Les rêves se développent avec plus de netteté sous la lumière stellaire.
Les cellules des collégiens s’alignaient dans le couloir attenant, un long arc, comme toujours ceint de verre, qui m’a fait l’effet d’une sorte de version courbe du compartiment des couchettes d’un train. Le plancher recouvert de liège permettait une déambulation confortable, pieds nus, d’une porte à l’autre. Chacune des alcôves abritait un lit dont la base était percée de grands tiroirs, une écritoire constellée de petits tiroirs, et une haute bibliothèque murale, où les livres disputaient la place aux jouets et aux trouvailles des forêts. Au fond, une porte vitrée menait à une clairière, où une fontaine d’eau douce roucoulait doucement, au milieu d’un bassin de marbre ouvragé. Les collégiens pouvaient s’y servir un verre d’eau en pleine nuit.
– Il y a plusieurs seuils dans chaque pièce, et autant de façons de verser dehors, ou de s’enfoncer dans. Selon le Tilnaturlige, tout immeuble doit pouvoir grandir de l’intérieur et rejoindre le monde.
C’est dans cet espace, ce coin calme, compact et douillet, que les collégiens étaient encouragés à demeurer eux-mêmes.
Nous avons poursuivi notre visite, pour nous arrêter dans la classe d’Agnès, son sol couvert de tapis, son espace parsemé de pupitres, de tables et d’armoires remplies de jouets, d’instruments, d’objets plus ou moins indéfinissables. Au milieu de la pièce trônait une maquette naïve du Bjergljós. Un chat noir – j’ai conclu que c’était celui d’Agnès – apparu je ne sais trop par quelle magie, jouait autour du sommet de la réplique en miniature de l’Empyreinhöv, se lovant autour d’une éclisse véritable provenant du Solennvidenn.
– Ce sont les petits qui l’ont construite.
– Regarde.
Ludveïg a extrait une boussole de sa poche. Son aiguille s’agitait furieusement, débattant si elle devait céder à son habitude nordique, ou obéir à son penchant pour le Soleil des savoirs, pierre magique et magnifique qui contiendrait son propre nord.
– On dit que sa pierre infléchit la pensée et qu’elle guérit la myopie… Qu’une direction possible, sous le Soleil des savoirs : mieux.
La maquette me semblait fabriquée des mêmes matières qu’on retrouvait dans la salle. J’ai immédiatement reconnu l’étang d’où nous venions: un bassin, façonné dans ce qui semblait être du plâtre, rempli d’une eau sale. Autour, les collégiens s’agitaient, ajoutant le butin de l’après-midi à l’assemblage : à chacun sa contribution, sa brindille, sa lame d’herbe, sa feuille ou son bouton de fleur… Certains ouvraient la paume pour remettre en liberté une fourmi ou un scarabée. Aussitôt paniqué par la présence du chat, l’insecte s’empressait de remonter les sentiers et les pentes, de s’enfoncer dans une des répliques des bâtiments du campus, troués de portes et de fenêtres véritables.
Agnès attirait mon attention sur le chemin parcouru, du pavillon d’histoire naturelle à la gare de l’Empyreinhöv, où la journée avait commencé. Elle détaillait le Tableau du jour, m’expliquait la localisation des divers départements, les dénivellations du jardin, l’architecture invisible des classes vertes, et elle insistait, à chaque station de notre parcours, sur l’imbrication, dans le curriculum, des cycles de la nature, de l’alternance du jour et de la nuit… J’accédais, touche par touche, à une vision panoptique du Tilnaturlige, qui avait dicté l’aménagement du Bjergljós et la fabrication de cette maquette.
C’est alors que nous avons constaté que le petit enveloppé de tout à l’heure – il s’appelait Agnån – avait subrepticement glissé le poisson innommé de l’étang dans un sachet étanche. Il se penchait sur le plan d’eau pour y verser sa proie, en prenant bien soin de s’assurer qu’Agnès l’avait remarqué.
– Agn-a-tö-lé!
Il a crié, avec l’élan d’un eurêka, une variation slave de mon nom.
– Je t’ai dit de ne plus faire ça – demain, tu le ramènes d’où il est venu!
Agnès ne s’en laissait pas imposer. Les collégiens se sont dispersés en ricanant, pour s’affairer autour. Je dois dire que j’étais troublé par l’épisode : tant d’attention pour cet étranger que j’étais, qui avait tout fait pour se tenir à l’écart, avec la dignité, l’effacement attendus d’un invité.
– Excusez-moi d’avoir causé tant d’émoi.
– Mais non. C’est ainsi qu’on apprend à apprendre. Désordres, rétablissements, désordres…
(En arrière-plan, Roussetoque a saisi l’occasion pour se lancer dans un triple salto, calmement applaudi par ses pairs.)
– Et tu n’as encore rien vu…
Ludveïg s’était penché vers la base de la construction, pour entrouvrir une série de panneaux coulissants. Il avait révélé un lacis de conduits souterrains, s’étendant sur plusieurs niveaux, et reliant une série de chambres. Le tout était rempli de la même eau squameuse, qu’une plaque de verre vissée à la base de la maquette permettait de contenir. Cet aquarium de fortune me donnait l’impression d’être moins détaillé que la représentation en surface. De toute évidence, l’espace chtonien, flottant dans l’épaisseur secrète et minérale de la montagne, échappait à toute représentation exacte. Agnès s’est expliquée :
– L’eau salie de l’étang a coulé à travers la base de la maquette, que nous avons dû condamner. Nous allons bientôt trouver une solution pour rouvrir les souterrains.
De temps à autre, on apercevait le petit poisson, négociant les coudes des conduits obscurs.
– Agnån, viens ici attendre que ta proie remonte. Et tu prendras bien soin que notre chat ne le dévore pas. Cela demandera le temps qu’il faudra.
Le petit enveloppé s’est penché sur le plancher, scrutant le désordre à la recherche d’une lampe de poche. Puis il est accouru à nos côtés, se postant au plus près possible d’Agnès. Son ami filiforme et besiclé, Blondinette, Roussetoque et quelques autres sont venus lui prêter main-forte, se déplaçant autour de la maquette en s’écriant : Il est ici.Non, ici! On en finissait par croire que le poisson s’était démultiplié.
Agnån, ravi, émergeant de-ci de-là, approchait le faisceau de la noirceur, tentant d’hameçonner son Anatole au bout d’un rayon de lumière.
Les adeptes du Tilnaturlige assurent que le Bjergljós est situé à un carrefour du monde où il est possible d’infléchir le temps et de transformer les consciences. Dedans dehors, soi et l’autre, le monde et moi… Educere, la racine latine de l’éducation, signifie extraire… Passer, aller, revenir, des replis de l’esprit aux plis du monde… Ils célèbrent le don des choses, la prolixité des formes. Tant qu’il fait bon, les professeurs encouragent les collégiens du Bjergljós à s’abandonner à une classe verte perpétuelle, où ils apprennent à se tourner vers le monde et à entrer en eux-mêmes. Une journée d’étude typique commence avec une série d’exercices de concentration et de respiration, enchaînements les plus simples des Awarnsskyld, qui aiguisent la présence et les sens, et donnent son élan au jour. Les professeurs entraînent alors les élèves au-dehors, pour les guider dans le déchiffrement de la pensée solaire du végétal, de l’impulsion du poisson, de la stridence de l’insecte, du pépiement de l’oiseau ou de la ressemblance du mammifère. On marche en chantonnant, ou on s’arrête pour partager des histoires, en veillant à ne pas établir de distinction trop violente entre l’ordre des faits et celui de la fiction, exposant peu à peu les relations complexes qui lient les choses aux idées, à la parole… Les leçons s’installent d’elles-mêmes, à force d’échanges, d’explorations et de jeux. Les collégiens écument les sous-bois en petites troupes, quêtant l’intimité des bêtes – qui le premier domestiquera le raton légendaire, à l’oreille gauche fendillée, dont chacun voudrait assumer la complicité? Ils apprennent à interpréter la silhouette et la course des nuages, à déduire l’heure des mouvements de la lumière et de l’ombre, ou à isoler, dans l’ébouriffement des sous-bois, les formes de la faune, l’affleurement des minéraux, les ramifications des racines, l’éparpillement de l’eau… Chacun découvre ses talents, sa capacité à lire les lignes et les contours – les suggestions – du Bjergljós. Parfois, à midi, les collégiens mangent des fleurs et des racines. Ils s’exercent à faire leur toilette dans les bois, la sieste sur des tapis de mousse… Puis, tard l’après-midi, ou lorsque le temps tourne, ils retournent en classe, leurs poches remplies d’échantillons. Vient alors l’heure des nomenclatures, des principes, surtout des détournements. Les collégiens sont encouragés à décoder les raisons secrètes des jeux – règles, fils, motifs cachés –, selon une méthode rigoureuse d’apprentissage et d’oubli, qui favorise l’abandon progressif des classifications, afin d’assimiler la leçon d’empathie fondamentale du Tilnaturlige : Une fois que je sais, je sens. Petit à petit, les collégiens en viendront à situer leur conscience sur l’échelle des êtres, à reconnaître l’enchevêtrement du temps en eux et autour d’eux. Bientôt, leurs maîtres ne s’inquiéteront même plus, alors qu’ils s’aventureront seuls en forêt, à la recherche de jouets mystérieux, abandonnés dans les clairières, fouillant la nature à la découverte des passages mystérieux qui les mèneront plus loin en eux-mêmes.
Le soir venu, de retour dans la cabane de Ludveïg – il était demeuré au Collège, avec Agnès –, je repensais que, dans ses lettres les plus sombres, il me parlait souvent de « perte d’homme » :
Anatole, cher Anatole,
[…] Lorsque vous partagez vos idées et qu’on vous déclare qu’elles font de vous un idéaliste, un illuminé ou, pis, un fou… qu’on vous prive de tout pouvoir, vous punissant parce que vous n’en avez pas voulu, ou parce qu’on vous croit incapable de faire de mal à une mouche – comme s’il n’y avait que ces pouvoirs –, lorsqu’on choisit de ne pas vous prendre au sérieux car vous êtes ailleurs, un « esprit supérieur », un « cas spécial », un « inclassable », au pis un « autiste fonctionnel », votre parole s’en trouve, derechef, projetée en un monde à venir. Vous devrez vivre, dès lors, de l’espoir d’une impossible réconciliation : avec les échos, les reflets – de l’espoir que ce qui n’est pas nous pourra, enfin, nous accueillir dans une vérité qui nous dépasse… Le paradis, c’est les autres…Ha! Ha! […] Le poids de la preuve revient à ceux qui viendront : peut-être, sait-on jamais, un jour encore, trop tard, alors qu’une autre génération de tout-sachant, d’hommes de leur temps, auront pris la place de ceux qui les auront précédés et qu’à leur tour ils affirmeront avec assurance que c’est à eux, enfin, que le monde est donné, que l’oubli de votre vie, vraiment, est très fâcheuse et qui, si, oh si seulement, ils avaient été là, tout aurait été compris, et voilà pourquoi le monde attendait leur venue, à eux, les forts qui suivent. […] Comment croire que le monde ne se répète pas? Que ce n’est pas là sa tendance naturelle? […] Et, puisque la majorité n’attend rien d’autre de nous, cher Anatole, que nous nous y taisions, dans l’attente et l’espoir, que nous nous y retirions en toute conscience, il ne nous reste plus qu’à prendre le monde au mot et à nous y inventer une place – voilà l’unique position qui permette de le réinventer. […] Si j’ai appris une chose, c’est qu’il n’est pas de plus grande joie, de plus grande célébration de ce qui est que de s’appliquer à cela. Et la plus grande tromperie, enfin, est que cette richesse revient à tous, qu’il faut choisir de la révoquer pour la perdre. […] La conscience, enfin, est le point de vue de nulle part, pas de personne.
Il avait bien changé. J’étais heureux pour lui. Vous l’aurez deviné : j’essayais de ne plus songer à Pimprenelle, à ce que j’avais laissé derrière, abdiqué avec elle. Lorsque je la revoyais en esprit, cette phrase trop connue me revenait comme une ritournelle : sage comme une image. Je me disais que c’était tout le contraire : trouble comme une image. Puis je m’en voulais. Je me répétais que certaines images, qui ne sont pas nous, sont de faux reflets, qu’elles vivent ailleurs que dans ce monde, qu’elles cherchent à faire de nous leurs fantômes, radiations brillantes et enjôleuses de la conscience, dont la beauté nous attise et nous trompe. Costumes d’apparat des violences subreptices, des réelles absences.
*
Au milieu de mon rêve ou de la nuit, je ne sais plus, j’ai été éveillé par un murmure sous l’oreiller.
– Psst. Psst.
J’ai repoussé le matelas pour découvrir la trappe. Une phosphorescence étrange, comme celle qui luit au fond d’un regard félin, baignait le fond du puits. J’ai pris mes affaires, je me suis rhabillé, et j’ai résolu de descendre.
– Mrrrkgnaw!
Agnån m’attendait là, sous sa cape d’écolier, le chat d’Agnès entre les bras. Il a posé le doigt contre ses lèvres, SsS… SsS…, et je l’ai suivi le long d’un conduit terreux, jusqu’à un carrefour.
À ma droite, je devinais la zone aménagée : une salle de lecture, chargée de livres, qu’une lampe nappait de sa lumière saumâtre. Entre les rayonnages, une arche laissait entrevoir une succession de pièces semblables.
À gauche, le conduit terreux poursuivait sa course obscure, le long d’une pente périlleusement descendante.
Agnån a fouillé ses poches pour en ressortir un champignon pulpeux, dont le profil me rappelait vaguement le pleurote commun.
– Alïsveppyr.
Il mimait l’action d’avaler, montrant son gosier.
Qu’avais-je encore à perdre? Le champignon fondait en bouche, avec un parfum citronné.
Agnån a libéré le chat, qui a dévalé le conduit. Il m’a fait signe, du menton, de le suivre, puis il s’est détourné pour se précipiter, en courant, vers la bibliothèque.
En se retournant, il a eu ce conseil, dans un français brisé, qui m’a donné l’impression qu’on lui avait imposé cette leçon :
– N’oublie plus qui tu es, Agn-a-tö-lé.
Il arrive qu’un enfant s’égare. La montagne savante attire les orphelins, les jeunes égarés, voyageurs esseulés, bravant les interdits familiaux, les combats ou le climat, pour se retrouver là, seuls. Parfois, aussi, le malheur rejoint les sommets du Bjergljós : à l’issue d’une classe verte, un enfant manque au décompte. Des jours, parfois des semaines, peuvent passer avant qu’il ne retrouve son chemin. Parfois, il ne revient pas. Fugueurs, esseulés, affligés et malades font aussi partie du Tilnaturlige.
Les membres de la faculté font tout ce qui est en leur pouvoir pour les intégrer aux activités du Collège. Mais je peux témoigner que les galeries inachevées du Bjergljós abritent le fantôme d’âmes éplorées… L’enfant solitaire, au regard éberlué, abandonné avec un cheval de bois, son jouet unique, sa bouche, ouverte en un O de terreur, refusant d’articuler le moindre son… La petite fille, de dos, retenant son ventre de ses mains crispées… Le garçon émacié qui dessinait et redessinait, sur les murs, une silhouette chevrotante… Ou ce petit colosse aux traits mongoloïdes, aveugle et sourd, dans une chemise et un pantalon maculés, battant le sol de ses poings, en mugissant une plainte outrée… Le défilé des douleurs est long et morne. Je vous en épargne les détails. Si je m’approchais d’eux, pour tenter de les consoler, de leur parler doucement ou de les prendre dans mes bras, ces enfants perdus s’évanouiraient, comme s’ils n’avaient jamais été là…
Dans ces profondeurs solitaires, je ne pouvais me raccrocher à rien d’autre qu’à ces visions. Devant moi, le chat d’Agnès zigzaguait de son pas de velours, me guidant à travers une obscurité qui me semblait de plus en plus informe. L’animal subtil m’ouvrait la voie, je ne savais plus où j’étais, ni comment je m’étais rendu ici, et j’étais terrifié de perdre sa trace.
Le chat a fini par s’arrêter au pied d’un affleurement rocheux. J’entendais un clapotis. Je me suis assis à ses côtés, épuisé par la traversée, pour flatter son pelage fuligineux. J’essayais de ne plus penser. Mes yeux pesaient de sommeil. Je me suis rendu compte que je ne connaissais même pas son nom.
– SsS.
L’obscurité, ou l’envers de mes paupières, s’est constellée de phosphorescences. Le paysage reprenait de la consistance. J’ai espéré, un moment, que nous soyons de retour face au ciel. Nous étions en fait assis au bord d’un étang noir. La phosphorescence de champignons brillants, identiques à celui que j’avais ingéré, incrustés dans les parois d’une vaste caverne, s’y reflétait.
Le temps a échappé au temps. Une lumière chatoyante, floue s’est coagulée à la surface. Une masse illuminée se déplaçait vers nous, sous les eaux noires. J’étais figé, réduit à une pensée engluée. En se rapprochant, la lueur a assumé les contours d’un homme nu, à l’épiderme fluorescent. On m’avait conté la légende, là-haut, d’enfants perdus à l’issue de jeux, égarés dans les corridors du Bjergljós, jamais retrouvés… La traversée que je venais de vivre m’obligeait à y croire… L’homme était tout près, maintenant. Il s’est penché vers moi. Sa lumière nappait mes traits. Il a murmuré des paroles inaudibles, SsS… SsS… SsS…,en posant délicatement sa main sur sa tête.Je savais que le matin allait revenir. Et je n’avais plus peur.
Arrive un jour où il faut partir. Les collégiens qui atteignent l’Âge des départs, l’Alderfarr, sont conviés à une dernière partie de cache-cache avec leurs pairs. Bien qu’ils aient, selon leurs dires, passé l’âge de ces jeux, ils acceptent, portés par l’intuition, d’ouvrir au petit enthousiaste qui cogne à leur porte pour tenter de les convaincre de se joindre à la partie. S’ils sortent, à demi réticents, du cocon neurasthénique de leur chambre, où ils s’appesantissaient dans la lecture ou l’écoute de quelque ouvrage de mélancolie appliquée, c’est que les détails, les conversations de la semaine, l’attitude étrangement conciliante de la faculté quant à leur sombre tempérament, le menu même de la cantine, parsemé de plats familiers, plats exotiques, qui leur ont tour à tour fait penser à leur mère, et à la possibilité des lointains, ont subtilement préparé le terrain pour cet ultime saut d’humeur. Un instant, de nouveau, ils ressentent le sens caché des jeux. Ils pressentent qu’en s’abandonnant à celui-ci, ils y trouveront, enfin, quelque chose à gagner. Ce soir-là, une lune ronde brille sur la clairière où s’élève le monument au fondateur, et où attendent les joueurs. Le collégien, étonné, y reconnaît tous ceux qui ont compté pour lui, petits ou grands, cortège d’étudiants, copains boutonneux, membres de la faculté qui se tiennent en retrait, dépassant d’une tête la ribambelle. Ludveïg, aussi, est là : il y a des années le jeune homme avait osé se rendre à la porte de sa cabane, pour lui affirmer son désir.
– Je voudrais tout savoir. Je voudrais lire tous les livres.
Il y est revenu, encore et encore, pour partager du thé, des biscuits, une conversation, ou une promenade. Ils n’ont pas lu tous les livres, mais ils se sont dit ce qu’ils ont cru. Ce soir, c’est Ludveïg qui s’approche pour lui expliquer la règle du jeu, en souriant.
– Tu compteras jusqu’à cent, et nous ne serons plus là. Ça, tu le sais déjà.
À ce moment, le jeune homme se souvient comment Ludveïg, jouant à la cachette avec eux, adorait faire semblant d’être à deux endroits à la fois. Il connaît si bien les environs qu’il peut détaler assez vite d’ici à là pour leur faire croire qu’il y était déjà, au moment même où ils croient l’avoir déjà trouvé… On l’appelle Monsieur deux Messieurs, ou le Retombeur en enfances. On voulait qu’il soit là, à jouer comme si de rien n’était, comme si l’âge adulte, enfin, n’était qu’une façon de se cacher à soi-même.
Ce soir, Ludveïg tend la main vers le visage du jeune homme, pour lui enjoindre de fermer les yeux, comme on referme les paupières d’un disparu. Le jeune homme appuie la tête sur le monument au fondateur – une colonne basse, posée sur un socle – et penche le front contre la sphère hiératique qui le coiffe, entamant d’une voix basse, où, si on prête bien l’oreille, on détectera un chevrotement ténu, le dernier décompte…
– Cent… tre, to, en…
Rien de plus simple que de compter jusqu’à cent (c’est l’enfance de l’art, la fin d’une des toutes premières leçons de l’Ordre naturel).
Lorsqu’il ouvre les yeux, ils ne sont plus là. Un havresac, rempli de tout ce qu’il faut pour la route, est posé au pied du monument. À l’intérieur, l’étudiant découvre son nom brodé de fil noir dans le cuir, précédé du mot Monsieur. Ses maîtres lui ont adressé une note :
Le monde attend de te retrouver.
La lumière de la lune révèle une arche dans le feuillage, une de ces portes qui est ou n’en est pas une. Celle-ci ne mène, ne ramène pas aux couloirs et aux classes du Bjergljós. De l’autre côté, la Pente analogue descend doucement jusqu’à l’ailleurs. Le premier train entrera en gare à l’aube. Il est grand temps de partir, avant que ne s’installe le Tableau du jour. SsS… SsS… Tu reviendras bien un jour, dans ton costume adulte, un sac usé à l’épaule, chargé d’un secret connu de toi seul.
Awstgramdeg – L’Auguste Grammairien, un parc Carregrhodf – La route de pierre, un grand boulevard Cynn læth – Un verre de lait chaud Duntsurbhir – Clos des Géomètres Gloinbæle – La Maison de verre, résidence d’Anatole Mælòg – Le Petit Lait, café de prédilection d’Anatole Margall – Rue où mademoiselle Hana, fleuriste, tient son commerce Und – Particule germanique
Marie-Claire
Monsieur Mögel m’a donné rendez-vous au Mælòg, Le Petit Lait, où il a connu Anatole, alors qu’ils étaient tous deux « encore jeunes hommes ». Il n’y a pas si longtemps, j’y passais chaque jour. Le patron voulait s’entretenir avec moi de l’absence de son ami.
Il m’attendait sur la banquette où on pouvait voir monsieur Anatole et Pimprenelle, côte à côte, pendant les quelques mois où ils se sont fréquentés. Je ne l’ai pas tellement connue. J’avoue que je ne lui faisais pas confiance. Elle était trop consciente de ses attraits. Parfum de bergamote, beau chignon roux, yeux marron en amande, subtilement fardés, nez retroussé, taches de rousseur et joues roses, lèvres pulpeuses, épaules droites, les seins deux belles grenades, menottes potelées croisées sur le giron, mouchoir jaune noué au cou, sur une blouse de soie blanche aux manches bouffantes, jetant des regards de défi à la ronde… Son sourire, qui s’allumait d’un coup, toutes dents dehors, cachait quelque chose. Tout cela est à moi seule. C’est comme ça qu’il aurait fallu la peindre.
Elle avait la plus grande difficulté à tolérer la présence d’autres femmes autour d’Anatole. Si je l’entrevoyais en arrivant au café, je me faisais discrète, et je m’arrangeais pour revenir plus tard, en faisant attention qu’Anatole ne remarque rien. Je ne crois pas avoir échangé plus de trois phrases avec elle. Elle répondait aux questions qui l’irritaient avec un uh-hu menaçant de suffisance. J’avais de la difficulté à admettre qu’elle pouvait vraiment aimer quelqu’un d’autre qu’elle-même. J’avoue par contre qu’elle était très forte : Anatole, qui avait l’air plus angoissé qu’heureux à ses côtés, ne semblait plus faire la différence entre la douceur d’une caresse et la justesse de ses sentiments. Je pensais aux mots du professeur Malark, quand il rayait mes portraits d’un gros X rouge, « La beauté ne se ressemble pas ». Je rougissais de honte en tentant de contenir mes larmes. Je n’en suis plus à ma première année, et je crois maintenant avoir compris deux ou trois choses sur la vanité esthétique. Qui sait?
Monsieur Mögel s’était déjà enfilé deux cafés. J’ai commandé une gingembrette.
– Tu as les clefs?
Je les ai posées entre nous. J’étais terrifiée à l’idée de me faire renvoyer et j’avais de la peine à ne pas trembler.
– Tu frissonnes.
– Il fait frais ce matin. Je ne suis pas bien habillée.
Cela fait trois ans que je travaille comme coureuse pour la maison d’édition de monsieur Mögel. Notre entente me va à merveille. Je peux me servir en livres dans la salle de presse, et le petit pécule qu’on me verse toutes les deux semaines finance mes études à l’Institut des Arts (IDA). « Une des meilleures écoles d’art du monde », à ce qu’on raconte. Un immeuble remarquable, certes, mais, pour ce qui est de la qualité de l’enseignement, la proposition demeure, euh, discutable. J’y ai certainement appris ça, que tout est discutable. En fait, tout dépend de la générosité des professeurs et de la façon dont les étudiants la reçoivent. Nous entrons les uns comme les autres en classe chargés du poids d’une autre vie, qu’il nous revient d’apprendre à oublier ensemble. L’école nous laisse beaucoup de temps pour nous parfaire à l’extérieur des classes. Je ne suis certainement plus certaine qu’il existe une telle chose qu’une meilleure école. Et certainement certaine que, si je n’avais pas déniché cet emploi, l’IDA ne pourrait jamais me sembler la meilleure des écoles… Syl-lo-gis-mes! Trêve de. Je ne suis pas ici pour vous faire étalage de mon éducation. Les allers-retours de haut en bas des escaliers de la maison d’édition, les constants trajets en bicyclette me permettent de garder la forme. Je vois la ville se déplier, filer comme un dessin autour de moi. Sachez que la bruine perpétuelle qui la balaie dans les images est bien réelle. Le plus souvent, j’arrive à destination le visage et les cheveux mouillés, le visage et les boucles brillants de gouttelettes. Dans mes lettres à mes amis, je parle de mes jours d’aquarelle, puis je leur en peins une.
Monsieur Mögel tient à me rassurer. Je sais bien que c’est un homme d’affaires, et qu’il est capable d’une détermination terrifiante, mais je l’ai toujours trouvé d’une politesse impeccable.
– Ne t’inquiète pas, il t’appréciait beaucoup. Nous allons faire en sorte qu’il nous revienne.
Ouf. Quand Anatole avait décidé de travailler hors les murs, monsieur Mögel m’avait mandé de veiller sur son ami. Chaque jour, je devais passer le voir pour m’enquérir de son bien-être. Anatole a toujours été d’une grande cordialité. À vrai dire, il s’acquittait très bien lui-même de la plupart de ses besoins, profitant des longues promenades qui occupaient une part de ses après-midi pour faire ses emplettes ou compléter ses recherches.
Je me suis souvent demandé si mes services étaient véritablement nécessaires. En tout cas, j’accomplissais mes tâches avec bonheur. Je cueillais le courrier d’Anatole, que je lui apportais au Mælòg. S’il manquait à l’appel, comme cela arrivait de temps à autre, je devais laisser les envois au personnel. Parfois, une note de service m’attendait au bureau. Dans cette écriture fébrile, nerveuse et minuscule, qu’il me prenait un moment à déchiffrer. J’y voyais comme un rébus. Le jeu commençait là. Il me demandait d’assurer une livraison chez lui, au Gloinbæle, la Maison de verre. J’adorais cet immeuble, avec sa façade translucide, qui en plongeait l’intérieur dans une lumière irréelle, ses escaliers d’acier et ses corridors mystérieux, aux plafonds bas et aux parquets impeccables, qui absorbaient le bruit de mes pas, où je ne croisais jamais personne. Je posais mon paquet, ficelé et empaqueté par mes soins, avec un papier toujours différent, au pas de sa porte. J’en dessinais le contenu en quelques coups de crayon, arrachant la page de mon carnet pour la glisser sous le jour et annoncer la livraison. Puis je repartais, ni vue ni connue, fière comme une voleuse.
Le plus souvent, Anatole me commandait de la papeterie ou du matériel d’artiste. Parfois aussi, il avait composé une liste d’ouvrages qu’il me priait de récupérer à des bibliothèques ou des librairies éloignées. J’adorais ces voyages aux quatre coins de la ville, que je soupçonnais Anatole de concevoir pour mon seul profit : ses demandes étaient d’une telle précision que j’en ai fini par croire qu’il était passé partout avant moi et qu’il voulait, au bénéfice de mon éducation, partager le plaisir de ces découvertes.
Monsieur Anatole avait beau être un peu renfermé, il était curieux des gens. Il consacrait les premières heures de sa journée à l’écriture. Si je le voyais au Mælòg en matinée, je tentais, par respect, de réduire nos échanges au minimum. Par contre, si je le croisais en après-midi, sirotant un café, il n’hésitait pas, bouillant d’un élan caféiné, à engager la conversation. Il voulait tout savoir de mes projets, me demandait s’il pouvait voir mes nouveaux dessins, me questionnait sur les méthodes de mes professeurs, le contenu de mes cours, s’intéressait à mes lectures du moment, m’en suggérait d’autres… Je savais qu’il avait déjà été professeur, et je me disais que c’est cette liberté regagnée d’écrire et de dessiner, cette chance qu’il avait eue de pouvoir retourner à temps plein à son travail, qui lui avait permis de conserver un tel enthousiasme.
Il y avait une course que j’aimais par-dessus tout : deux fois par semaine, les lundis et les vendredis, Anatole me demandait de déposer un bouquet à sa porte. Je passais chez Misu Hana, la fleuriste de la rue Margall, vers les sept heures du matin, dès qu’elle descendait dans son magasin, pour composer avec elle un bouquet de fleurs fraîches. Lorsque je le croisais au café, plus tard en journée, monsieur Anatole ne manquait jamais de me complimenter sur les arrangements.
– Marie-Claire, ces couleurs m’ont vraiment aidé à dessiner!
J’étais très fière de ce travail, qui amusait beaucoup mademoiselle Hana. Les week-ends, j’ai fini par tenir boutique à sa place. J’étais reconnaissante envers Anatole de nous avoir permis de vivre ce rapprochement. Bientôt, la bruine colorée de mes toiles s’est peuplée de tiges, de corolles et de pétales en palimpseste.
Je ne suis jamais entrée chez lui. En trois ans de service, j’ai tout au plus aperçu, par l’entrebâillement de sa porte, un intérieur boisé, touffu de livres et nappé d’une lumière que je dirai… opaline, un mot qu’il appréciait autant que l’éclairage du Mælòg… Pimprenelle était là, derrière, en peignoir, à me dévisager. J’avais presque honte.
Je ne devrais pas être si dure avec elle. Des portes entrouvertes ont commencé à apparaître dans mes tableaux. Je travaillais très fort à désamorcer le sentiment de menace que ces images pouvaient véhiculer : on s’attend, en poussant une porte mystérieusement immobilisée, à découvrir les traces d’un intrus, ou un monstre penché sur sa victime, la gueule sanguinolente. C’est la promesse d’un apaisement que je souhaitais saisir, une radiance presque immatérielle, qui attendrait, derrière l’écran d’une porte, de déborder, pour enrober l’espace de sa plénitude.
J’ai parfois de ces absences. Monsieur Mögel a empoché les clefs, avec un tintement qui m’a rappelé que je n’étais pas ici pour parler de moi.
– Tout à l’heure, nous allons monter chez lui. Tu vas aider à ce qu’il nous revienne.
Monsieur Mögel
J’ai connu Anatole au Mælòg, alors que nous étions encore jeunes hommes, là où on pouvait toujours le voir, avant que je ne l’envoie quérir les beautés du monde (sic). J’espère qu’il nous reviendra. Où qu’il soit, je sais qu’il s’enrichit d’histoires à conter, et j’ai confiance que, s’il n’est plus avec nous, c’est simplement qu’il n’en a pas encore trouvé la fin. Je n’arrive pas à m’en vouloir, malgré le salaire que je continue de lui verser et les pages que je devrai soustraire à notre prochaine livraison. Mon employé m’a fait défaut, mais c’est mon ami qui me manque.
Je le revois à sa table sous les arches, dos aux glaces, à noircir ses papiers, le regard résolument tourné ailleurs. Il aimait écrire au milieu du tumulte. Les tintements de vaisselle, le ballet du service lui faisaient l’effet d’un baume. Ce n’est pas donné à tous de pouvoir ainsi accueillir le monde en eux. Et si la figure de l’écrivain public, tout à ses petits papiers, offrant en spectacle sa concentration, sa créativité, est bel et bien un cliché, Anatole, qui alternait sans effort l’écriture et le dessin, pouvait facilement passer, avec son application industrieuse, effacée, pour un comptable ou un ingénieur, prenant un peu de temps à l’écart de ses collègues pour tenter de résoudre en paix une équation.
Contrairement aux apparences, Anatole était un grand timide, qui ne trouvait son confort qu’en détournant le regard. L’architecture de son café de prédilection s’accordait à merveille à ce désir d’effacement. Vous ne connaissez pas le Mælòg? Sa façade bombée, aux panneaux translucides qui transforment les silhouettes du dehors en fantômes laiteux, est reconnaissable entre toutes. L’été, les garçons entrouvrent cette voilure aux armatures mobiles d’un coup de manivelle et disposent les tables au pied de la Carregrhodf, à un pas du trafic. Mais, à la moindre brise, le Mælòg se referme sur lui-même comme un œuf.
On passe y chercher un réconfort discret. L’entrée est à l’arrière, par le Duntsurbhir, le clos des Géomètres, ce repli obscur du centre-ville, négligé par le plan d’éclairage municipal. Le jour, on peut y consulter une horloge solaire. Ses aiguilles immatérielles s’estompent à la tombée du soir. Le gnomon qui, planté en son milieu, assure leur retour, a fait trébucher plus d’un buveur attardé. Un réverbère rendrait le dispositif caduc, en indiquant une heure factice. C’est donc l’endroit parfait pour perdre la notion du temps, mais aussi son équilibre. La nuit tombée, l’enseigne solitaire du café, un verre de lait démesuré, se met à luire, comme pour signifier voici venue l’heure de votre réconfort.
Le Mælòg est construit au pied d’une pente subtile. On y entre en suivant une rampe en pierre mouchetée qui contourne la salle principale du café, situé en contrebas. Le parquet moucheté est constellé de petits amas de tuiles de céramique, qui font penser à des cases d’échiquier en voie de décomposition, éparpillées au pied des tables. Elles évoquent le mouvement et semblent converger derrière le marbre noir du bar, pour donner à lire, en un piqué vibratoire, les lettres M-Æ-L-ò-G.
Le Mælòg tirerait son nom d’une formule d’Herr Gugenzler, le patron, dans son éternel complet noir, comme s’il était prêt, à tout moment, à s’éclipser pour une soirée à l’opéra. Je l’entends de nouveau, chaque fois que le personnel s’incline vers la clientèle, pour suavement s’enquérir de son bien-être.
– Und autre boisson, ou peut-être préféreriez-vous und petit lait? Und cynn læth?
Gugenzler, comme beaucoup de ses clients réguliers, a le teint lunaire de ceux qui passent le plus clair de leur temps à l’intérieur. Il aurait pu faire partie de ces inconnus, rescapés de photos d’archives, qui nous semblent encore si présents qu’on en finit par croire que le monde d’autrefois existait bel et bien en noir et blanc et que la couleur n’est en fait qu’une invention de notre époque. Mais les photos sentimentales, surannées, qui si souvent tapissent les murs des cafés de quartier, n’ont pas de raison d’être au Mælòg, où les moindres détails ont été calculés pour plonger la clientèle dans une pâleur apaisante.
L’éclairage principal provient des verrières en biseau de la toiture, qui laissent filtrer la lumière par un treillis de poutrelles d’acier exposées. De gros bulbes, au revêtement laiteux, sont suspendus à des fils de fer, en un lacis régulier qui, à toute heure du jour, fait flotter une lueur lactée sur le plancher de la salle principale. Quand revient la chaleur, les garçons soulèvent les verrières à l’aide de longues perches, et les oiseaux se glissent par ces jours pour voleter entre les poutrelles, ou picorer entre les tables, contribuant de leurs trilles aux tintements de vaisselle et à la conversation ambiante. Il n’y a pas d’autre musique au Mælòg que celle du temps qui passe.
Lorsque le soir tombe et que le firmament commence à filtrer par les verrières, la douce ponctuation des étoiles surplombe la salle. Au Mælòg, il est aisé de se rappeler que l’été n’est pas la seule saison garante des beaux jours. Le tambourinement automnal d’une averse sur le verre ou l’occasionnelle chute de neige, ombrageant les vitres de la toiture de formes aux contours mystérieux, plonge la salle dans un silence contemplatif, presque mystique. Une oreille attentive pourrait capter le détail de chaque souffle. Un peu plus et elle entendrait battre le cœur de ses voisins.
La palette du café présente un subtil agencement en camaïeu. Les banquettes et les chaises d’acajou sont recouvertes de lainage gris. Les plateaux des tables, taillés dans une pierre crayeuse, parfaitement lisse. L’argenterie et la porcelaine des couverts, le coton des serviettes, le papier des menus… tout contribue à la pâleur et à l’apaisement généraux. Le personnel porte la tenue classique, blouse ou chemise blanche et tablier sur pantalon noir, des serveurs de carrière, si bien que les habits et les teints des clients fournissent ses seules touches de couleur véritables à l’ensemble. On vient ici pour devenir, un moment, un fantôme paisible, une forme estompée parmi les courants de la ville, son flot vivant.
– Je lis la même chose.
Nous étions compagnons de banquette. Anatole, qui en ces temps-là avait la boucle longue, le profil fluet d’une courge, n’avait pas l’air de voir grand-chose à ce qui se passait autour de lui. Il a levé la tête, comme pour s’assurer que j’existais bel et bien. J’ai découvert la couverture de mon livre, que j’avais dissimulée sous une jaquette de papier kraft, histoire de lui prouver que j’avais vraiment quelque chose à partager avec lui.
Je vous épargne les détails de l’ouvrage, mais qu’il suffise de dire qu’il s’agissait d’un de ces rares romans spéculatifs, ornés d’hommes forts, de femmes nubiles, de mutants, d’extraterrestres ou de vaisseaux spatiaux, dont les propos démentent la vulgarité de surface; une de ces fabulations étonnantes, que les lecteurs « sérieux », depuis longtemps vendus aux illusions du plus pur réalisme, aux vérités de la seule vie adulte, évitent généralement comme la peste, mais où sont mises à l’honneur, dans un langage qui n’a rien à envier aux proses les plus riches, les matières de nos vertes lectures. La magie particulière de ces livres d’exception (il n’en existe à mon avis qu’une poignée) est de défaire l’emprise du temps pour nous faire renouer avec les jours anciens qui nous ont portés jusqu’ici. Nous retombons, avec nos corps, nos âmes adultes, au plus près de l’enfance, à proximité de ces régions inatteignables où coule la source pure de la fiction et où affleure la présence de ceux que nous étions, encore à leurs jeux dans les zones périphériques de la conscience, au coin du regard. Ces livres nous ramènent, dans une langue mature, aux histoires qui nous ont d’abord charmés. Ils nous font comprendre que ceux d’entre nous qui choisissent de vivre par la fiction, s’ils viennent aussi au monde par le pouvoir de leur mère, subissent un second enfantement par la grâce du langage.
Il n’a pas été question du récit – nous ne voulions surtout pas trahir ses rebondissements –, mais plutôt de construction. Nous étions tous deux ravis, jusqu’en nos tréfonds, de la façon dont tout un univers nous tenait au creux des mains et se glissait dans la lumière de ce jour.
Le monde « adulte », hélas, persiste à affirmer que la fiction ne fait pas partie de lui, qu’elle n’est qu’un remous du non-être, dont l’accès nous est à jamais bloqué par la réalité. Il ne faudrait donc pas faire trop de cas de ces affabulations. On se permettra bien, de temps à autre, une histoire de meurtre, en série ou autre, une de ces fables où la profession policière se révèle, malgré les vicissitudes amoureuses, l’abjection des sentiments humains, la plus honorable, ou en tout cas la plus morale, des vocations. Finie l’époque des fées, des monstres, des autres mondes, ces enfantillages. Au diable la parenté du monstre et du tueur en série, ou de l’amour unissant le détective à la femme fatale et celui de Lancelot et Guenièvre. J’aurai ma mort à vivre, et je ne suis pas friand de ces voyages organisés à sa périphérie. Je préfère me demander à quoi ressemble le monde vu du dehors. Et je soupçonne que beaucoup d’entre nous ont peur, en abordant ces fables, de retomber trop près de l’enfance et d’être retenus là, sans autre façon d’avancer. Mais je m’emporte.
– Qu’est-ce que vous faites dans la vie?
– J’écris.
– Ah! C’est un métier difficile!
Je lui ai expliqué que le mien était de lire. J’ai réalisé, au fil de la conversation, que j’avais croisé quelques-uns des textes d’Anatole, publiés ici et là, en revue. C’était des proses poétiques, aux argumentaires denses, un tant soit peu drolatiques, traversées d’images étonnantes. Ils m’avaient fait l’effet de courts métrages expérimentaux, de ces films-univers que la sagesse de l’industrie contre-indique aux jeunes talents de tourner, de peur qu’ils ruinent d’avance leur carrière. Les libertés de la littérature permettent plus facilement à de tels objets de beauté d’exister. J’avais aussi rencontré ses dessins, émaillant une méthode d’apprentissage des langues tudmoudzhiks. Je lui ai expliqué en riant que je gardais l’ouvrage dans mes cabinets, pour le feuilleter au moment de mes ablutions, en espérant que les images finiraient par me faire digérer ce que les mots me cachaient. En tout cas, je ne faisais pas beaucoup de progrès.
Ce soir-là, Anatole m’a affirmé qu’il était habité par la volonté de réconcilier la littérature pour enfants, envers laquelle il se sentait une immense dette, et la « vraie » littérature. Pour lui, ces albums pétris d’images d’Épinal et de phrases épurées rendent hommage au miracle de lire et d’écrire, de voir et de vivre, qui est à l’origine de toute littérature. Ils font humblement honneur à cette espèce raconteuse à laquelle nous appartenons, à sa croyance instinctive et increvable en l’existence d’autres mondes, perméables à nos présences.
J’ai expliqué à Anatole que j’étais éditeur et que, s’il le voulait, je pourrais être le sien. Je lui ai offert de passer au bureau. Le reste est, comme disent les Anglais, de l’histoire… ou des histoires.
Anatole n’avait pas l’habitude de nous inviter à la maison. C’était par contre le meilleur des compagnons de café : il adorait se camper sur une banquette, au milieu du spectacle de la vie qui passe, pour attendre que quelque chose arrive, laisser filer le temps en bonne compagnie.
Il n’y avait pas un sujet de conversation qui ne le stimulait pas. Sa curiosité était entière. J’aimais lui dire :
– Un jour, on publiera les œuvres complètes de ta curiosité.
Les compliments le mettaient mal à l’aise. Mais il suffisait de lui tendre une perche pour qu’il fasse feu de tous les débats. Il était ce qu’on appelle un « buveur social », sans discernement profond des alcools. Il commandait indifféremment un demi, un verre de vin ou un café, selon les penchants de son interlocuteur. Il répétait, en riant, « partageons une expérience de saveur », et il relançait la discussion. Puisqu’on pouvait raisonnablement dire qu’il avait consacré sa vie à un projet esthétique, on aurait pu s’étonner de ce laxisme. Il ajoutait « ce qui compte, bien sûr, c’est l’accord, » et ajoutait « même dans un débat ».
Il n’y avait rien qui ne l’irritait plus que ceux qui, à la fin d’un exposé, aussi complexe soit-il, rétorquaient immédiatement « je ne suis pas d’accord », comme s’il suffisait d’une démonstration de force pour clore une discussion épineuse. On a perdu l’habitude de discuter de manière civilisée. De nos jours, il est plus important de gagner un débat que de présenter un argument. Nous sommes un peuple au sang chaud et à la parole gênée. Les intellectuels n’y ont sans doute pas la vie plus dure que les autres, mais on avouera qu’on nous ne la fait pas facile. Nos compagnons de table passaient vite à un autre sujet, de peur d’échauffer les esprits. Mais la phrase fatale avait été prononcée, et un processus inéluctable, avivé par l’alcool, avait été enclenché. Le Mælòg, aux heures tardives, s’animait d’une autre énergie. Anatole, comme nous tous, avait trop bu, et il entreprenait inévitablement de ramener la conversation vers son point de rupture. Je l’ai même entendu dire, à voix basse, « je suis le chevalier d’Olive », puis avaler un autre fruit amer en le dardant du bout d’un de ces risibles cure-dents en forme de sabre, avant de hausser poliment le ton pour relancer le débat : « Tout à l’heure, vous disiez… » Anatole se voyait comme le défenseur d’une force faible, et il s’appliquait, avec une insistance qui versait dans la provocation, à reprendre le fil perdu des discussions, pour se laisser emporter dans la joute avec un élan don-quichottesque. On pouvait difficilement remettre en question l’honnêteté qui l’animait. Son corps entier la trahissait.
Malgré sa jeunesse (de plus en plus relative), Anatole semblait perpétuellement voûté : l’échine vaguement recourbée, la tête subtilement penchée et le menton projeté un tant soit peu vers l’avant, comme attentif à la lecture de quelque ouvrage invisible. Il était un de ces hommes plutôt grands que leur propre taille tend à gêner. Puis il ne se pressait en rien, les mains calées dans les poches de son inévitable veste de toile bleue, l’air insouciant, comme s’il se laissait voguer dans son regard. Un peu plus et il se mettait à siffler.
Ses amis et ses collègues avaient l’habitude de le croiser en ville, sans qu’il les reconnaisse. Le plus souvent, leur réflexe était de le laisser seul à ses pensées, pour lui annoncer plus tard qu’ils l’avaient vu à tel ou tel coin de rue, expliquant qu’ils avaient préféré ne pas le saluer, tant il semblait absorbé. Ils n’avaient pas tort, car ces promenades qui menaient Anatole d’une extrémité à l’autre de la ville à la recherche d’un dépaysement, d’une distance, étaient une composante fondamentale de son travail, lui donnant l’erre d’aller nécessaire pour réintégrer ses quartiers, reprendre l’écriture.
Je lui avais offert, dès son embauche, un espace de bureau, petit soit, mais généreusement fenestré, et garni de hauts rayons qu’il a vite fait de calfeutrer avec des livres. Une table à dessin, fabriquée selon ses spécifications, a été mise à sa disposition. Nous avions même pris le soin de faire graver son nom dans le verre de sa porte et de lui fournir son éclairage de prédilection : des bulbes givrés, dont la lumière saumâtre s’accordait à son humeur généralement mélancolique.
Bientôt, il a disparu de plus en plus longuement après ses pauses du midi, qu’il aimait prendre seul, ne revenant au bureau qu’en fin de journée, quand le plus gros du personnel avait déjà quitté les lieux. Parfois, on voyait, du parc Awstgramdeg en contrebas, sa fenêtre briller jusqu’au petit matin. Il arrivait progressivement plus tard après son café matinal, s’arrêtant en chemin à un des cafés de la Carregrhodf. Nous avons fini par comprendre qu’il abattait le plus clair de son travail pendant ces « pauses ». Puis, un jour, après environ un an à notre service, il m’a appelé pour me confier qu’il ne se sentait pas en pleine forme et qu’il préférait travailler chez lui. Je lui ai dit qu’il n’avait pas à s’inquiéter, qu’il pourrait nous revenir quand il se sentirait mieux. Je l’avais mal compris. Chez lui voulait dire dehors.
Il ne s’est plus présenté que rarement au bureau, et toujours à l’improviste. Il passait prendre un livre, gribouiller une note qu’il affichait au mur avec un bout d’auto-adhésif, un mot dont la rareté l’avait séduit : des néologismes, des noms perdus ou de belles expressions, anthécantrope (une classe ethnologique obscure), Céladine (un prénom de femme des anciens Canadiens), claire au corps (qui qualifie la robe de certains maltages)… qu’on retrouverait tôt ou tard dans un de ses manuscrits. J’aurais voulu qu’il écrive et dessine sans cesse. Il pensait trop, s’empêchait d’agir. Un jour, vers midi, je l’ai vu poser son géranium sur la margelle de la fenêtre, s’installer avec un grand verre d’eau. Il prenait une petite rasade, puis versait une quantité égale dans le pot. Ce manège a duré tout un après-midi. J’avais détecté cette excentricité et je suis passé lui demander comment le travail allait.
– Je prends un verre d’eau avec ma plante.
Je dois dire que, bien que je me sois inquiété pour son équilibre mental, je le trouvais toujours assez drôle.
Le soir, Anatole oubliait souvent d’éteindre. Un jour où il avait manqué à l’appel, et que j’étais presque seul au bureau, je me suis assis à sa place. Je l’ai aperçu, installé sur un banc du parc. Il nourrissait les pigeons. Il a relevé la tête et m’a salué en soulevant son cahier du bout des bras, en déployant ses pages autour de l’épine et en l’agitant de bas en haut comme si c’étaient les ailes d’un oiseau, comme pour me dire : « Tout va bien, je parle aux oiseaux, nous travaillons. » Puis il s’est levé et s’est ENVOLÉ. Ha, ha. J’ai éteint à sa place. Cette petite chorégraphie, conclue par un simple mouvement d’interrupteur, m’a rassuré sur le fait que, nonobstant nos différences, nous partagions un même esprit et que nous demeurions donc extrêmement proches.
Peu importe la décision d’Anatole de travailler ailleurs, nous continuions tout un chacun de le voir. Lorsqu’un numéro de la revue était mis sous presse, et que toutes les tables de la salle de réunion étaient encombrées par les épreuves, quelques-uns d’entre nous se réunissaient pour luncher à son pupitre. La conversation dérivait incontournablement vers la question de son absence et de ses apparitions incongrues aux quatre coins de la ville. Nous blaguions en disant qu’il possédait le don d’ubiquité, qu’il avait perfectionné une méthode de téléportation ou de projection astrale ou, mieux encore, qu’il entretenait une écurie de sosies, qu’il envoyait arpenter la ville à sa place. À la fin de la journée, ces agents revenaient chez lui, lui faisaient un rapport, touchaient leur salaire et se rhabillaient en civil. Cet argument semblait presque raisonnable. Des dizaines d’étudiants du Conservatoire accepteraient un tel mandat. Nous les imaginions, pourquoi pas, s’installer à des tables identiques à la sienne pour produire des pages à sa place, comme ces singes dactylographes, qui par pure application, finissent par aligner un passage de Rabelais ou de Shakespeare. Je traçais la ligne de démarcation avant, car « ce n’est que dans l’écriture », il me l’avait assez répété, « qu’il se retrouvait lui-même ». Il est vrai que l’inimitable Anatole portait toujours des vêtements semblables, et qu’un interprète, même amateur, aurait pu revêtir son costume, cet inévitable manteau bleu, et adopter sa démarche de point-virgule ambulant, pour que nous puissions, de loin, le confondre avec notre industrieux collègue. Il s’agirait donc, pour réussir le rôle, maintenir l’illusion, de garder la réalité à distance. Une telle posture me semblait profondément fidèle au processus ambulatoire d’Anatole. Demeurer de notre côté du trottoir, lorsqu’on le croisait en ville, constituait donc un signe de respect profond pour la façon de vivre de notre estimé collègue.
C’est, paradoxalement, la singularité même de mon ami qui le rendait si vulnérable au mimétisme. Lorsqu’on marchait avec lui, il fallait accepter de ralentir le pas. Sa démarche, malgré sa taille, était miraculeusement lente. On s’y accordait peu à peu, au fil de la conversation, en constatant la cadence avec laquelle les piétons nous dépassaient. S’il avait été plus vieux, plus ridé, j’aurais volontiers comparé son pas à celui d’une tortue. Mais, à bien y penser, avec sa crête pommadée, d’un châtain sombre, ses grands yeux marron, flottant dans les eaux mielleuses d’une semi-abstraction, ce nez, disons, distinctif, surplombant des lèvres fines, perpétuellement pincées en un sourire de biais, figé entre l’étonnement et l’amusement, ce mouchoir orné de motifs passé au cou, mon ami avait davantage le profil d’un oiseau curieux.
Et je n’hésiterai pas à dire qu’il chantait. Anatole était de ceux qui savent parler comme on écrit. Il s’attendait au même respect de la langue, et à la même rigueur de la part de ses interlocuteurs. Ne vous méprenez pas : il ne dédaignait pas la façon de s’exprimer des autres; plutôt, il était constamment déçu qu’on ne prenne pas les mots qu’aux mots. Il voyait le débat comme un acte de générosité fondamental envers la langue. Ce travers, qui n’est pas sans charme, est celui de nombreux idéalistes, pour qui l’asymétrie de la réalité et de leur conception du monde commence par la parole. Peu importe en quoi ils élisent de croire, ce sont eux qui me semblent être les adhérents les plus fervents de la formule de saint Jean : « Au commencement était le Verbe… » À la fin d’une soirée arrosée, alors qu’il rebondissait de sujet en sujet, l’admiration que suscitait la verve d’Anatole pouvait virer à l’irritation. J’en ai connu qui, enragés, répondaient à une de ses envolées avec un coupant : « Puis après? » Justement, après vient le chaos, bien sûr.
Dans l’élan de la parole, le cou d’Anatole se dépliait, ses oreilles et son visage s’empourpraient. Il haussait sans le remarquer le ton – au café, on pouvait l’entendre à la ronde –, tout en ne perdant rien de sa verve ni de ses manières. (Je l’ai vu se pencher vers son opposant, en glissant un pardon hâtif dans les mailles de son argumentaire, pour essuyer, du bout de son mouchoir, un postillon errant.) L’empâtement alcoolique rehaussait sa vague tendance à zézayer. Il continuait néanmoins de pérorer avec un aplomb désarmant. Anatole disait à la blague que c’était le vieux sang gaélique qui lui coulait dans les veines qui lui permettait de se défoncer la figure et de finir la soirée en se battant verbalement, sans rien perdre de sa poésie.
Tous ceux qui tombent tombent ensemble. Longtemps après que nos compagnons de table avaient abandonné le débat, Anatole continuait de pencher son profil d’oiselet vers son interlocuteur. Il n’y avait pas de doute qu’il ne laisserait plus aller le ver qu’il avait tiré de la pomme. La propriété des arguments lui importait peu, il disputerait jusqu’au bout d’une vérité élastique, réfractaire. Rares étaient ceux qui avaient la patience de suivre le débat jusqu’à sa conclusion. Je dois dire qu’à ces moments où les « je ne suis pas d’accord » et autres exclamations lui fusaient au visage, je trouvais moi aussi Anatole difficile à suivre. La conversation se mettait à tourner en rond. Il valait mieux s’éclipser, commander un autre verre au bar ou aller dehors faire semblant de fumer. J’aurais aimé qu’il ait la patience de s’arrêter. En proie à un instinct fiévreux de vérité, il ne mesurait pas ses paroles qui, ne négligeons pas de le noter, s’adressaient le plus souvent à des interlocuteurs de passage, des connaissances de connaissances, croisées à la faveur d’une soirée trop arrosée, que nous avions invitées à s’attabler avec nous.
Anatole, malgré ces écarts, demeurait une âme sensible. Au lendemain de ces fins de soirée froissées, il avait la politesse de m’appeler au bureau pour me dire qu’il ne se pointerait pas. Il était animé par un motif inavouable, profitant de cet appel obligé pour revenir sur le moment où tout avait dérapé. Il s’en voulait d’avoir tant insisté, se plaignait qu’il s’était dépensé en vaines paroles.
– Arrête de me rougir l’oreille. Tu aurais dû te maîtriser.
Je ne le disculpais pas. Le chevalier d’Olive, pour prouver sa pureté, s’était encore porté à la défense des forces faibles. Non pas que j’aie cru qu’il avait eu tort sur le fond, seulement qu’il aurait mieux fait de s’arrêter avant. Mais Anatole parlait comme il écrivait, et cette incapacité à distinguer la forme et le fond avait des retombées sociales fâcheuses, tout en constituant une des grandes qualités de son travail et de sa personne.
Anatole, ce portrait de douceur, qui semblait ne se presser en rien, vibrait d’un tourbillon de pensées, d’images et de sensations, toute une cosmogonie portative, dont la matière en fusion était à tout moment prête à se condenser en langage, à se ranger dans l’orbite de sa parole, la trajectoire de ses phrases. Aurait-on dû s’en étonner? De nos jours, tout le monde sait que la quiétude du firmament est un leurre, que son drapé de velours recèle des maëlstroms, des incandescences, des pluies radioactives, que la maison, au fond, est en flammes, et que la conscience, ce cadeau intranquille, cache des trous noirs d’angoisse, des soleils de tendresse… Vous n’êtes pas d’accord? Puis après?… Après, l’oiseau rageur repart chanter au ciel.
Ceanær – Les Têtes en l’air, sobriquet du collectif anonyme de travailleurs sans emploi à l’origine du Stòreolæire cyffil. Collmmainenllofft – Le Pigeonnier, surnom du Gloinbæle, résidence d’Anatole. Companhiad œibre – Le Compagnonnage des travailleurs, société d’intérêt civil, animant un réseau de bibliothèques publiques et de salles communautaires, fondée pour favoriser l’éducation des masses. Frith-uisce – Le Mousseur d’eau, canal industriel ainsi nommé pour son agitation constante. Gloinbæle – La Maison de verre, l’immeuble où habite Anatole, aussi connu sous le nom de Collmmainenllofft. Gorm Krepp – La Crise bleue, période de dépression économique, marquée par la pénurie du travail manuel. Læirelà – L’Anniversaire des oiseaux, un 6 novembre, date où le colombier du Gloinbæle a été achevé par Erva Rhubhóige, maquettiste et épouse de Glendan Fridël, dont c’était l’anniversaire. Stòreolæire cyffil – Le Répertoire des oiseaux civils, ouvrage collectif anonyme consacré à l’observation des oiseaux de la ville.
Videz le monde que je puisse y voir.
– Stéphane Mallarmé
L’illuminé s’est penché vers moi, comme pour m’embrasser le front. Un vif parfum fumé, une subtile sensation de chaleur se dégageaient à son approche, emplissant mes pores, dissipant l’humidité fiévreuse du souterrain. On aurait dit de la poire grillée.
La phosphorescence de son corps m’a enveloppé. J’étais prostré là, complètement incapable de bouger, à demi aveuglé. Je m’en trouvais pourtant réconforté.
Puis sa silhouette diaphane s’est dissoute devant mes yeux, dans une lactation noire qui gonflait autour de moi comme la nébulosité encrée d’un poulpe.
L’illuminé n’était plus là qu’en sentiment.
∴
Le courant qui a empli la caverne m’a emporté en lui, les eaux où j’ai sombré remontent en mémoire. Mon souffle tient. Et je n’ai pas froid.
J’ai un cosmos lumineux en tête. La conscience qui brille au bord de l’effacement. Je m’estompe dans un sentiment flottant, une pensée ondoyante.
Des images embrouillées se précisent peu à peu autour de moi. Un paysage sous-marin – dunes, talles d’algues, bancs de coraux, amas de cailloux et de coquillages – me semble briller, auréolé d’une lumière pastel.
Ce sont les couleurs d’une mappemonde. Une carte jetée par-dessus bord, alanguie, dépliée par les eaux, prête à se disloquer, à retourner à sa pulpe. J’ai moi aussi la souplesse, la brillance des formes molles.
E T
N A
O
L
A
Je dérive entre les lettres disjointes de mon nom, qui me tournent dans la tête, s’évanouissent. Tente de me raccrocher à cet archipel impossible.
La traversée dure des heures, ou des jours. Je ne sais pas. Ce n’est plus le temps qui passe. Les souvenirs se fondent dans les souvenirs et se transforment. On appelle mémoire ce qui miroite à la surface de la conscience.
On ne sait jamais vraiment où on a été.
On survit toujours à l’intuition de n’être personne.
Je suis et je ne suis plus moi-même. La traînée lumineuse d’une portée de méduses chute à travers les hauts fonds, striant la noirceur… Je me perds dans un nuage de poissons argentés, qui pointent soudainement au loin et se dispersent… Ma pensée pulse en accord avec ces apparitions, qui se résorbent dans l’obscurité… Un calamar surgit de sous un amas de pierres plates et de coquillages, file loin de moi, propulsé par son puissant jet d’eau… J’accélère d’un trait sans trop savoir comment… Je croise le regard curieux, latéral, d’une raie. Elle ne fait pas grand cas de ma présence… Je sens mes bras se défriper comme des pans d’organza…
Une pensée perdue parmi tant d’autres.
L’eau allège le corps et alourdit la durée.
Qu’est-ce qui demeure des courants qui nous traversent?
Un astre perle – ce pourrait être le soleil ou la lune – à travers le miroir des eaux. Une idée de la surface. Un sas lumineux.
Tout en moi tend vers lui. Comme une plante sous le ciel.
Puis une forme noire s’interpose et la lumière de l’astre se contracte comme une pupille. Les contours d’une éclipse.
⥿
Je m’éveille sur le pont d’un navire. Dans une flaque d’eau glacée. De nouveau prostré, paralysé. Au moins je grelotte.
Le ciel est encombré de nuages violets, la lune est un orbe pâle, rongé. Des visages que je n’oublierai plus se penchent vers moi.
J’ouvre la bouche pour parler. O rond des lèvres, tremblotantes, encore poissonnes.
« O, o, o. ANAT… O… »
Les mots s’enrayent au fond de ma gorge. Je voudrais qu’on vérifie mes branchies.
La dame au profil martial, buriné comme une figure de proue – elle semble porter un treillis sur une robe de soirée –, se tourne vers l’équipage et annonce d’un ton sec, avec un accent de feuille morte : « Belle pêche. »
La pie voleuse, 1
Voleuse parce qu’on ne peut pas être fantôme… Hmm… Je ne crois pas trop aux histoires de spectre… Si : seulement de spectre émotif… Ha… Ha… Je vole l’expression aux doctes… Toujours à prendre la parole en notre nom ceux-là… Moâ je parle pour moi… Parler pour n’importe qui : n’importe quoâ… Chacun pour soâ : non… Chacun son soi : si… Naître timide prépare à la carrière… Premiers pleurs… peur de tout… pleurs de tout… Parents les yeux ouverts sur un miracle… Petite engluée la tête qui tourne aveuglée par le flou la lumière trop vive… Perdue dans les détails alors qu’on ne regarde qu’elle… La lumière l’aspire… Guère plus de trois minutes que je suis là que déjà j’ai envie d’aller voir ailleurs… Maman je veux retourner dans mon trou… Fuir la lumière le regard de mes parents les autres… L’inconfort d’être… Que ça de vrai pour parvenir à se dépasser… Vous me croyez si je vous dis que je suis possédée d’une gêne impossible à surmonter?… Que pourtant j’arrive toujours à surmonter?… Voilà qui forme le caractère… Grand-mère me pose au fond du berceau… Belle ronde ridée… Parfum de vétiver… Son camée un pendule… « Endors-toi, petite… Tes paupières pèsent… » Tendre hypnotiste… La parenthèse parfaite de son sourire avant que je sombre… Mais je sombre en sachant qu’il y a une planche qui ne tient pas sous moi… Sitôt que je m’éveille je trouve une façon de me glisser entre les lattes… Malgré mes mains potelées… Pleines de pouces… Lattes lignes claires du plancher de bois franc… Motifs labyrinthiques du tapis du couloir… Sans un bruit je rampe… Suis le fil feutré de ma curiosité… J’entrevois grand-mère par l’embrasure de la porte du salon… Tête blanche dodelinant au fond d’un fauteuil… Blouse pâle sur longue jupe noire… Oui, floue comme un fantôme… Le lit jonché de mollesse de maman… Papa est à l’étranger… Un jour il ne reviendra plus… Nous sommes une famille aisée… Je ne vais pas vous dire où on vivait… Je n’ai manqué de rien… Voler du temps c’est tout ce qui m’intéresse… Je m’installe dans la penderie la tête cachée entre le pli la soie des robes… Maman avait beaucoup de goût… J’y demeure des heures… Le soir tombe… Dur de voir dans ces recoins mal éclairés… Dehors le son étouffé des pleurs… Maman qui crie après mère-grand… Une conversation au téléphone… Panique totale… Je crois déjà que tout est de ma faute… Ça n’aide personne à réfléchir ce genre de sentiment… Je ne me sens pas bien… Ce n’est pas que je sois cruelle… Seulement curieuse… J’ai beau être disparue je voudrais disparaître… J’apprendrai à ravaler mes pleurs… Je m’explique mieux… Il faut se prendre pour un autre pour se retrouver là… Fantôme que je ne crois plus être moi.
Le Gloinbæle, ma Maison de verre, s’élève au fond d’un square commun, comme on en trouve partout dans la ville. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent qu’il jure avec les immeubles qui l’entourent. Ces défenseurs autoproclamés de l’ordinaire sont nombreux. Je leur souhaite d’un jour découvrir que leurs standards esthétiques, qu’ils croient libres et éclairés, ne sont que l’imposition d’une pensée ambiante, qui profite d’abord à un petit groupe de promoteurs et de constructeurs intéressés.
Apprendre à voir : apprendre à vivre. Les proportions du Gloinbæle s’accordent parfaitement avec son environnement. Il n’est ni plus large ni plus haut que ses voisins. La blancheur de sa façade, oui, affiche un net contraste avec les pavés, la brique et le mortier environnants, les bruns et gris massifs. Elle suggère une possibilité dormante de la ville. En fait, on pourrait croire, en arrivant devant sa page blanche, qu’un des édifices du quartier a été remplacé par une image. Difficile de résister à l’envie d’y entrer. Demandez aux pigeons qui s’y perchent.
Le volume supérieur est dominé par des baies vitrées, carrelées de verre épais, presque complètement opaque, qu’on associe aux tavernes ou aux gymnases. Il s’en dégage une nette impression de solidité, comme si la brique avait trouvé à se réincarner dans une matière plus perméable à la lumière.
Le Gloinbæle repose sur des colonnes dissimulées à la vue. Il semble suspendu au-dessus de la ligne d’ombre du vestibule. Cet horizon sombre, qui pourrait faire un effet sinistre, est adouci par la luminosité de la façade et le roucoulement d’une fontaine invisible. C’est elle qui alimente, par des conduites camouflées dans les parois, le miroir d’eau qui sépare l’immeuble du square. On y trouve, à toute heure du jour, des miettes de pain offertes par des vieillards amis des oiseaux, et les écoliers adorent viser les nénuphars qui y flottent avec de petits cailloux ou des sous. On dit que ces plantes sont les descendantes directes de celles qui constellaient les marais qui ont précédé la ville. Depuis la préhistoire, elles font, au printemps, de grandes fleurs rose et blanc, comme des souhaits exaucés.
Qui veut entrer dans le Gloinbæle doit passer sous sa masse principale. Sous la ligne d’ombre se trouve un édicule de verre, à peu près de la taille d’un ascenseur, qui paraît ne rien contenir. Le pianotage d’un code sur trois gros boutons rouges, simplement marqués A, B, C, provoque une rotation du plancher. Ce dispositif rappelle les sas cylindriques qu’on trouve à l’entrée des chambres noires, qui, d’un pivotement, assurent la jonction de la lumière extérieure et de sa doublure dans la nuit rougeoyante des laboratoires. Seulement, le sas du Gloinbæle verse dans la lumière : de l’autre côté s’étend un long corridor clair, lambrissé de panneaux de bouleau, que cadence une enfilade de portes taillées dans le même bois, nappé des tons safran de luminaires opalescents et percé en son extrémité par un pan de verre mural, sur lequel glisse le moiré des eaux, embrouillant l’image du dehors.
Ce rideau d’eau ceint la face latérale occidentale et l’arrière de l’immeuble. Les eaux de la fontaine y chutent en continu dans le Frith-uisce, le Mousseur d’eau, notre tumultueux canal, remué par l’effort constant des pompes. On a l’esprit pratique et le cœur à l’ouvrage dans ces parages. À l’arrière du Gloinbæle, divers balcons et des terrasses font saillie au-dessus des eaux mouvantes. Ils offrent chacun un plan unique et sont dessinés, selon la coutume locale, de façon à préserver les résidents du regard du voisinage. À tous les angles s’accrochent de denses enchevêtrements de plantes grimpantes sur des grillages de bois filiformes, et de petits bacs où les locataires cultivent des potagers herbeux, des plants de tomates, de radis, de concombres, ou des betteraves. Les paliers irréguliers, débordant de verdure, sont un vrai paradis pour l’escalade, comme s’évertuent à le démontrer les chats qui s’y faufilent de balcon en balcon, à la chasse aux écureuils et aux oiseaux qui picorent les plants.
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Dans les environs, le Gloinbæle s’est vu attribuer le surnom, tout aussi métaphorique que son nom d’usage, de Collmmainenllofft – le Pigeonnier. Levez la tête vers les toits, trouvez un oiseau à suivre du regard, et vous aurez tôt fait de remonter vers le majestueux colombier qui couronne l’immeuble. Nous en devons la construction à Erva Fridël, (nom de fille Rhubhóige, rhubarbe), autrefois résidente du troisième étage, et à la mélancolie de son mari, Glendan. Elle était maquettiste dans une firme d’architecture : une entreprise médiocre, entièrement tributaire du marché immobilier et de l’industrie de la construction, qui construisait ce que les employés appelaient sarcastiquement des boîtes à personne, des tours à vide, et dessinait des places publiques et des parcs d’une géométrie étrangère à l’humanité, où l’esprit de faisabilité l’emportait brutalement sur le plaisir de vivre. De telles activités bonnes pour les bourses des investisseurs ne l’étaient guère pour le cœur. Erva avait très longtemps brimé l’envie de laisser l’atelier et ses miniatures, de dépasser la platitude cynique des dessins de la firme. Elle avait cherché à se consoler en se disant qu’il fallait gagner sa vie. Au fil de ses années de service – huit ans, l’âge d’un enfant ! –, Erva avait senti la signification de cette formule se renverser en elle. Gagner sa vie, cela pouvait aussi vouloir dire quitter ce qui nous retenait loin d’elle… Son colombier, plus qu’un geste architectural, est l’aboutissement d’une admirable entreprise de sauvetage, dictée par l’amour. Ses formes portent la trace d’un sentiment profond, dont elles tendent à prouver l’existence objective, et leur pureté excède celle de la géométrie.
Erva voulait guérir le malaise de son mari. Une mauvaise chute, ses effets décuplés par l’arthrose, avait forcé Glendan, qui était facteur, à prendre sa retraite avant l’heure. Englué dans son fauteuil, il s’enlisait dans le miroir noir d’une tasse de thé. Il passait ses journées sous le plaid patrimonial, la radio en ondes courtes qu’Erva lui avait offerte à leur anniversaire de mariage posée sur les genoux, à syntoniser des transmissions étrangères, dans des idiomes dont il ne comprenait mot. Bisgaid, le gros setter des Fridël, s’enroulait aux pieds de son maître. Ces deux-là formaient, avec leurs visages boudeurs, l’image d’une quotidienneté pathétique. Erva savait que cette rêvasserie molletonnée n’était pour Glendan qu’une façon de regretter ses rondes journalières. Elle était consciente qu’il avait été un voyageur dans sa propre ville. Qu’il avait eu besoin, pour se sentir au monde, et revenir heureux à son foyer, d’ainsi gagner sa vie. Erva était déterminée à lui rouvrir le chemin.
L’effet diurétique du thé forçait tout de même Glendan à effectuer, de son pas claudicant, de fréquents va-et-vient entre son fauteuil et les cabinets. Erva, revenue du travail, rentrait dans un appartement en apparence vide. Bisgaid, lové sur la moquette du salon, ressemblait à un gros pouf noir, animé d’une respiration pesante, à une entité aussi vague qu’une tache, hésitant sur le seuil qui sépare la vie du monde inanimé. Cette créature avachie attendait, dans la torpeur, le retour de son maître cloîtré aux cabinets. Erva déposait les plans qu’elle tenait enroulés sous le bras sur la causeuse, pour s’agenouiller au trou de la serrure. Elle y posait l’œil pour voir son mari assis sur le bidet, pantalon autour des chevilles, paupières closes, tête inclinée dans un rayon de soleil de fin d’après-midi. Beau. Trop triste pour son propre bien. Maintenant elle portait la bouche à la serrure. Se mettait à doucement souffler, les lèvres pincées, modulant un ut de plus en plus aigu, insistant, une note allant s’amplifiant, pour devenir aussi urgente que le sifflement d’une bouilloire…
Ces deux-là n’avaient jamais eu besoin de se parler pour se comprendre. Son mari, derrière la porte, battait des paupières, rouvrait les yeux. Un moment. Un poids. Une douleur. Il se levait. Se retournait vers la glace, réajustait son débardeur, le col de sa chemise, passait la main dans sa chevelure clairsemée… Erva était convaincue que, quelque part en son tréfonds, Glendan trouvait cela drôle. En esprit, elle revoyait se dessiner le V creux de son sourire, les parenthèses de ses bajoues, le pli des pattes-d’oie à la commissure de ses paupières, et en pensée, de nouveau, elle était heureuse.
L’homme qui sortait des cabinets, avec son air d’ours mal léché, et qui croisait une Erva amusée, en rouspétant sur son sens de l’humour déplacé, enjambait son chien (museau attentif, esquissant, la langue rose et pendante, un mouvement enthousiaste), s’affalait dans son fauteuil et haussait le son de la radio près de son paroxysme, jusqu’à ce que son épouse doive s’en plaindre… Glendan passait à côté de lui-même… Pour le ramener à lui, résoudre ce conflit domestique, il faudrait qu’Erva prenne les petits moyens… Ne pas remettre la bouilloire sur la cuisinière. Ne plus verser de thé dans la tasse de Glendan. Prétexter que Bisgaid est son chien à lui. Ne plus emplir l’écuelle. Ne plus sortir en promenade. Négliger le jardinet de la terrasse du troisième. Ne plus cuisiner de viande. Préparer, à répétition, des plats de lentilles et des salades. Rompre la routine. Disparaître à des heures imprévisibles. Attiser l’appétit et le doute.
Erva ne s’aventurait pas bien loin. On pouvait la voir, tous les soirs, travailler sur la toiture du Gloinbæle. Elle y avait installé un petit atelier : une planche posée sur des tréteaux et une chaise pliante. Elle s’y est d’abord appliquée à la lecture du Stòreolæire cyffil, le Répertoire des oiseaux civils, à la lumière d’une lampe de travail.
LE RÉPERTOIRE DES OISEAUX CIVILS
Le Stòreolæire résulte du travail d’une amicale d’ornithologues amateurs. Ses auteurs ont préféré s’effacer au profit de la gent aviaire. Les oiseaux citoyens du titre font, bien sûr, à la fois référence aux volatiles qui sont le sujet de l’ouvrage et à leurs observateurs. Cette somme (plus d’un millier de pages dans l’édition originale) aurait été entièrement composée à temps perdu, sur les bancs publics, autour des places et des fontaines, par une association d’ouvriers sans emploi. Sa période de rédaction correspond à l’élan socialiste de la Gorm Krepp, la Crise bleue, parenthèse d’intense dépression économique, marquée par la pénurie d’emplois manuels et l’accalmie inhabituelle des eaux de la Frith-uisce. Sur les cartes postales de l’époque, on peut les voir, planes comme un miroir.
L’impulsion qui a donné forme au groupe demeure aussi insondable que la cohésion stochastique des nuées dans nos cieux. Les membres du collège avien passaient leurs journées à griffonner des notes sur des calepins, des paquets d’allumettes, des serviettes de papier. Les citoyens ont commencé à reconnaître ces Ceanær, Têtes en l’air, un carnet en paume, rédigeant leurs descriptions, ou complétant un dessin, à toute heure du jour. Les citoyens, une fois qu’ils ont eu vent de l’entreprise, se sont mis à les saluer d’un geste de la main et d’un court sifflement, qui ne manquait jamais d’éliciter un sourire chez les ornithologues amateurs. Leur attitude calme, au milieu d’une époque tumultueuse, exerçait un effet pacificateur sur l’air du temps.
Les jeudis et vendredis soir, les membres de ce collège informel convergeaient à la Bibliothèque de la Companhiad œibre, le Compagnonnage des travailleurs, ouverte en soirée jusqu’à vingt-deux heures. On les voyait discuter derrière les baies vitrées de la salle de réunion, où des représentants syndicaux et des politiciens en devenir avaient animé, il n’y avait pas si longtemps, des débats tumultueux, qui avaient abouti à de spectaculaires manifestations et arrestations. C’était au début de la Gorm Krepp, un printemps trouble, marqué par les affrontements entre la population désœuvrée, désargentée, et les représentants de l’ordre.
L’automne venu, on avait conclu à un dialogue de sourds, et une attente mélancolique teintait la ville. Cette saison d’urgence avait cédé le pas aux sentiments bleutés. Les Ceanær, des femmes dans leurs robes courageusement rapiécées, des hommes dans de pauvres complets aux coudes usés, où le détail d’une breloque de verroterie, d’un mouchoir élimé venait réaffirmer une humble noblesse, étaient de véritables modèles de civilité. Ils étalaient leurs notes sur la grande table, partageaient, tour à tour, attentivement – surtout, sans vantardise – leurs nouvelles observations. De temps en temps, deux ou trois compagnons partaient écumer les rayonnages, trouvaient de lourds ouvrages de référence qu’ils revenaient poser sur la table, et l’assemblée s’y penchait, dans une curiosité commune.
Personne ne saurait nier que la publication indépendante – l’amicale comptait des pressiers – du Stòreolæire à la fin de l’année de disette a représenté un acte de courage. Ce geste collectif a laissé une empreinte profonde dans les esprits. Le livre est un écheveau d’anecdotes et d’associations, un discours d’une science ailée, syncopé, ponctué d’envols, où le propos dessine des arabesques, des volutes, des trajectoires, des nuages, un ciel de ciel, aussi riche et réel que celui qui nous couvre… Mais je m’emporte.
*
La saison s’avérerait une des plus tempérées de mémoire. Les automnes nous avaient habitués à leur grisaille striée de crachin. Un camaïeu de pastels profonds colorait les nouveaux crépuscules. Les voisins, prétextant qu’ils voulaient profiter de la beauté des cieux, ont pris le pli de visiter Erva dans son atelier avien. Elle se permettait des pauses pour la parlotte. Quand un volatile passait devant l’immeuble, elle interrompait la conversation pour en noter l’espèce. Difficile de se vexer de ces interruptions, qui nous enseignaient le nom des oiseaux.
Quand elle a eu achevé sa lecture, rangé le Stòreolæire, Erva a aligné, sur la table, les outils de son métier : la planche de découpe bleue, fabriquée au Japon, à la surface miraculeusement absorbante, les pincettes, les ébarbeurs et la lime de diamant. Erva construisait, par petites touches, ce qui semblait d’abord être une maquette de l’immeuble. Nous apprendrions bientôt que l’objet qui prenait forme devant nos yeux n’était pas une miniature, plutôt un lieu en soi.
De nombreux locataires, fascinés par l’exercice, se sont à leur tour plongés dans la lecture de la somme ouvrière. Au jour de l’anniversaire de Glendan, un 6 novembre, l’ouvrage d’Erva était complet. Le colombier du Gloinbæle compte autant d’alvéoles qu’il y a d’appartements dans l’immeuble.
Erva est descendue chez elle, encore dans son tablier de travail. Elle s’est dirigée droit vers son mari, égaré dans une transmission étrangère, pour le tirer de sa torpeur. « Réveille-toi. Joyeux anniversaire. » Elle l’a pris par la main, a guidé, avec une patience amoureuse, son pas boiteux dans l’escalier coudé. Bisgaid, enthousiaste à la perspective d’une promenade, les suivait.
Une fois sur le toit, Erva a porté la main dans les poches de son tablier, dont elle a extrait une poignée de grains qu’elle a placés au fond de la paume de son mari. J’étais là, dans ma veste bleue, à papoter avec deux voisins. Erva revoyait se dessiner le V creux du sourire de Glendan, les parenthèses de ses bajoues, le pli des pattes d’oie à la commissure de ses paupières, et, de nouveau, elle était heureuse.
Il n’y a rien de plus beau qu’un travail bien fait. Je vous le jure : une mésange à tête noire (Poecile atricapillus) mâle s’est posée dans la paume de Glendan. Ils l’ont baptisée Facteur.
*
Erva, Glendan et Bisgaid n’habitent plus le Gloinbæle. Ils sont passés, comme les auteurs du Stòreolæire, dans l’histoire de la ville. On raconte qu’ils sont décédés, il y a quelques années, dans un pays dont ils ne comprenaient pas la langue. Il en est même pour affirmer qu’ils n’ont jamais habité ici. Que leur histoire ne serait que ça : une histoire. Peu importe. Ils font aujourd’hui partie, comme nos oiseaux, du fond des airs.
Les locataires ont adopté le colombier. C’est à chacun son tour d’emplir ses alvéoles de savants mélanges de grains, conçus pour attirer une grande variété d’oiseaux. Une concurrence tacite s’est installée entre certains des résidents, qui rivalisent d’inventivité dans leurs mélanges et se vantent de susciter la venue de nouveaux oiseaux. Qui sait? Les alvéoles sont nombreuses; les grains, difficilement dénombrables. Les faits, impossibles à établir.
Les 6 novembre, on célèbre, par un cocktail sur la toiture, Læirelà, l’Anniversaire des oiseaux. On attend le retour de l’oiseau Facteur. On se souvient qu’il vaut mieux s’abandonner au sentiment général.
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L’arrière du Gloinbæle offre un contraste frappant avec le lisse de la devanture. Dans la lueur des soirs, qui estompe le détail des surfaces, la découpe haute et fine de l’immeuble fait l’effet d’un écran de cinéma renversé sur son axe.
Cela est rendu possible par une batterie de projecteurs fixée à un réverbère qui s’élève au milieu du square. Sous couvert de sa lumière, leurs mouvements à peine discernables dessinent de minces silhouettes. Celles-ci semblent devenues les personnages d’un film muet, dont l’intrigue est entièrement composée d’entrées et de sorties du cadre. Les résidents apparaissent, disparaissent aux fenêtres, une tasse de thé ou un arrosoir en main, parfois seuls, parfois en compagnie. Il n’y a pas grand-chose à voir qu’on ne peut déjà imaginer. Toutefois, la radiance de la façade avant confère une aura dramatique au moindre geste, comme si se cachait, dans cette lumière, la clef qui nous expliquerait la vie des images.
Facile de croire, devant cette luminosité égale, que la silhouette noire qui, par saccades et glissements, progresse de fenêtre en fenêtre, enchaînant de savants arrêts sur image, imitant des gestes domestiques parfaitement crédibles, fait partie du décor. Bientôt, elle exécutera, en faisant pouffer sa cape fuligineuse, un salto impeccable qui la projettera au-dessus de la marge de la toiture, pour atterrir sur cette dernière.
La verroterie saupoudrée sur le toit du colombier pour confondre le regard des oiseaux brille comme un poudroiement d’étoiles. Le chuchotis cadencé de la fontaine, le bouillonnement des eaux du canal avalent tous bruits. On ne voit plus que la nuit.
La pie voleuse, 2
Je ne peux pas vous dire qui je suis, mais je suis heureuse de vous dire où j’ai été… Non pas par vantardise par amour plutôt, d’un travail bien fait… Vous me suivez?… Il faudrait que je fasse un tour chez vous pour vérifier si nos pensées se rejoignent… Seulement JE SUIS TIMIDE et je ne suis pas certaine que nous en soyons là dans notre relation… Devenue voleuse pour voir à l’intérieur des autres… Sinon c’était femme de ménage… Ha… Ha!… Les impossibilités il n’y a que ça de vrai à la fin… Escalader la lumière… Glisser vers le haut… Prouver que je suis plus légère que les airs… Passer dans une image… Démontrer qu’elle a un envers… Ç’aurait été plus facile de monter par-derrière… Je ne voulais pas m’y mouiller… Trop évident… Le truc pour bien faire son métier… Se fondre dans ce qui nous entoure… Rideau d’eau mouvante… Cape moirée… Masses fluides… Luisantes… Chuchotis d’étoffe froissée… Eau qui coule… Substances unies… La lumière a un envers et un endroit… À l’intérieur de nous une obscurité… Le truc pour bien faire… La retourner comme un gant… La nuit tous les chats sont gris… À l’intérieur la nuit est noire… Difficile de ne pas pouvoir dire à sa mère ce qu’on fait pour gagner sa vie… Si seulement elle se doutait… Au diable les bons sentiments!… Entrer à l’intérieur des autres… Apprendre ce qu’on est vraiment… Même difficulté… Tirer sa fierté d’ailleurs… Le vol! Le vol!… Merle! Pigeon! Rouge-gorge!… Vous ne savez pas mieux que moi… C’est joli ce colombier… Des alvéoles comme de petits appartements… Prendre une poignée de grains… Augmenter le degré de difficulté… Laisser des traces… Le temps qui s’émiette… Multiplier les indices… les métaphores… Amplifier le mystère… Je garde la porte des escaliers ouverte… Qui m’aime me suive!… Peut-être un oiseau?… Éviter de trop s’égarer en pensée… Trois deux un étage… Hop! Quatre à quatre par les escaliers… Zou! dans le corridor… Bois brillant… Ce plancher est vraiment très propre… Don’t mind me je ne passe qu’en coup de vent… Claquement de cape… Zou! jusqu’au 20… Bruits domestiques… Fauteuil capitonné… Transmission lointaine… Un bulletin de nouvelles dans une langue étrangère… Quelque part loin quelque chose arrive à quelqu’un… Rien d’autre à faire le soir venu que de se perdre dans ses pensées… Bof… On ne dira rien de mon passage ici aux nouvelles de demain… Appartement 21… Oreille contre porte… Personne là… Clic clac crochetage… Devenue voleuse pour savoir ce que c’est que d’être une autre… Avant d’entrer ailleurs s’assurer d’être quelqu’un… Nid douillet… Patère veste écharpe et parapluie… Bleus… À l’intérieur sa nuit était bleue… Bibliothèque murale… Les dos sont classés par couleur… Coloris d’une mappemonde… Alors monsieur aime le bleu?… Mezzanine… Sommeil matelassé de papier… Very cozy dear Mr. Nobody… Un homme avec de la suite dans les idées… Il existe divers types de visages… Carrés rectangulaires ou ronds… Cœur et diamant… Miroir OVALE fixé à une porte étroite entre les livres… Nuit floue qui filtre par les carreaux… Embrouille le verre… Les reflets portent malheur aux ombres et aux voleuses… Monsieur qui n’est pas là… Moi qui ne devrais pas y être… Nos consciences se croisent… Nos visages s’abîment dans la glace… Plus tard je me faufilerai entre vos livres… Mince comme un marque-page… Ou le fil d’une histoire… Comment fin le fil d’une histoire est-il?… L’absent est un lettré… Bureau à la fenêtre… Livres au dos… Papiers en contrebas… Enveloppes posées là… Lettres volées… Par trop littéraires… Un bouquet de fleurs fanées dans un vase de porcelaine… Pétales épars entre les papiers… Il attendait que quelqu’un revienne… Il est parti… Avant il a mis ses affaires en ordre… Et moi avant de partir je veux voir… L’inconfort d’être pousse à l’imitation… J’ouvre la paume… Je laisse tomber une poignée de grains sur le bureau… J’entends venir… Pour voir à l’intérieur d’un homme le truc c’est de se tenir derrière… Au moment exact où il tourne la tête disparaître… J’entrebâille la fenêtre… Brise fine… Me retourne vers la porte étroite… Passe entre les livres… Derrière le miroir ovale… Un vestiaire exigu qui donne sur… Planque-toi… Mince comme une page… Ou un reflet… Ma cape se confond avec les étoffes… Un filet de lumière filtre par la porte… J’entrouvre à peine les paupières mais je pige tout… Merle! Pigeon! Rouge-gorge!… Qui ne savez pas mieux que nous… Fantômes qui ne sont pas moi… Venez!… Revenez voir!… Et, quand nos regards se seront croisés… Je veux seulement que vous sachiez que vous n’êtes pas… que vous n’avez jamais été seuls… Allez… Je ne vous laisserai pas tomber… Je laisserai tomber ma carte de visite en partant… Alors je pourrai fuir… Comme si je n’avais jamais été là je pourrai fuir… Fuirai… Aurai fui… N’ayez plus peur.
Je connais mon appartement comme moi-même. Même d’ici, prostré dans une flaque d’eau froide au milieu de nulle part, je vois la scène.
Mögel, dans son caban bleu et sa casquette de monsieur, est l’image même de la respectabilité. Il entre en rempochant les clefs. Marie-Claire modestement le suit. Elle n’a jamais passé le pas de la porte.
Bien que ce soit elle qui cherche à afficher sa différence – veste militaire, chemisier rouge vif, mouchoir marine au cou, jeans rolled-up et vieux mocassins de cuir, qui ont dû appartenir à un homme d’affaires –, on sent que c’est surtout elle que gêne cette entrée in absentia. Difficile de dire à quoi tient, exactement, sa crainte.
Une veste bleue, un Anatole vidé de sa substance, pend à la patère. Mögel pose la main sur l’épaule de mon vêtement, comme si c’était moi.
– Aucune raison de s’inquiéter. Il en avait une pour chaque jour.
Mögel a vite fait d’aller à l’essentiel. Il se penche vers mon bureau, où attend la lettre. Balaie les grains et les pétales du revers de la main. Décachette l’enveloppe. Rajuste ses lunettes pour lire.
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A/S D’ABEL MÖGEL, ÉDITEUR AMI
À ouvrir en cas de disparition.
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Cher Abel,
J’étais certain que, si je venais à disparaître, tu viendrais me chercher ici.
Cela te fâchera, et je m’en veux un peu, mais, si tu es ici, c’est que tu ne dois pas compter sur moi pour la prochaine livraison du magazine. D’autres responsabilités, dont j’espère que tu pourras un jour comprendre l’importance, m’appellent en ce moment.
Je t’écris de trop loin. « Je suis là où je pense. » Tu te souviens de cette phrase que j’aimais tant? J’ai enfin trouvé sa place. Tu le savais bien, non, qu’il fallait faire attention aux sentimentaux de ma trempe?
Je te suis profondément reconnaissant de m’avoir donné l’occasion de ce voyage. Il était grand temps que je m’éloigne.
Tu voudras bien demander qu’on arrose mes plantes? Remplir de grains le colombier? Je ne crois pas que les oiseaux auront perdu leurs habitudes.
Je te prie de ne pas t’en faire. Je vous reviendrai.
Ton oiseau rare,
Anatole
◆ ◆ ◆
Mögel peine à se contenir. Il fixe la lettre. Refuse d’y prêter foi. La relit.
Désolé, cher ami.
J’aimerais qu’à ce moment précis, quelques oiseaux, disons un trio d’hirondelles noires (Progne subis), entrent en virevoltant dans la pièce. Qu’ils se posent sur le bureau, le plancher pour picorer les grains éparpillés.
Mon ami, mon éditeur rage.
Alors Marie-Claire, détaillant le sentier de miettes à ses pieds, se tourne vers le miroir ovale, pousse soupçonneusement la porte entrouverte entre les livres. Son regard, dans le reflet, recule. Il s’efface avec le battement de la porte, entre les ombres, comme si ce n’était plus le sien.
Elle croit déceler un mouvement, un froissement devant. Quelque chose qui fuit, subtil comme un chat, par le tunnel de la penderie, vers les pièces arrière, la terrasse, pour s’évanouir dans les airs, la lumière, le grondement du canal.
Elle se glisse résolument dans la penderie bordée de mes vestes – un Anatole, deux Anatole, trois Anatole… – entre les tablettes jonchées d’étoffe. Elle sait que quelque entité aussi éthérée qu’un spectre la devance. Une présence qui pourtant aurait laissé s’égrener sur son passage un méandreux sentier de miettes, qui serpente sur le tapis à motifs arabes du salon, sur le carrelage de la cuisine, jusqu’au dallage de la terrasse, où son tracé s’éclipse au pied du garde-fou aux vignes échevelées.
Par terre, une carte de visite, que Marie-Claire ramasse. Ornée de la seule silhouette d’une pie voleuse. Une clef au bec.
Ces preuves matérielles, aussi infinitésimales soient-elles, permettent à Marie-Claire, qui veut dominer sa crainte, de conclure que non, ce n’était pas là, ce n’a pas pu être, qu’un spectre.
Marie-Claire se penche au-dessus de la balustrade, sur les eaux bouillonnantes, et aura l’impression d’apercevoir une veste bleue, noircie par les eaux, qui s’éloigne : nageuse à contre-courant entraînée par le moutonnement, immergée en lui. Mais ce ne sera pas moi, plus moi. Ce ne pouvait plus l’être.
Alantéenne – Plan historié d’eau saline, où les cultures se mêlent et s’affrontent. Les marées guerrières y sont aussi fréquentes que celles que dictent les astres. Cathédrale – Structure sous-marine de minerai noir, extrêmement friable dans les grands fonds, et exagérément acérée où elle affleure dangereusement, à proximité du récif de Patience. Claye – Haut quartier bigarré, de mauvaise réputation, de la ville portuaire de Roule, habité par la part la plus pauvre, peut-être aussi la plus impatiente, de sa population. Feules – Première ou seconde moitié belliqueuse des Alantes, ancestralement opposée aux Leusses (voir ci-bas), tout aussi prompts au combat. La désignation, d’abord linguistique, fait l’objet d’un emploi racial abusif. L’Hellébore – Steamer commandé par Argan Lazul-de Traum und Praxis, assurant le commerce des tesselles de l’Alante en Syrcadie. Leusses – Seconde ou première moitié belliqueuse des Alantes, ancestralement opposée aux Feules (voir ci-haut), tout aussi prompts au combat. La désignation, qui fait l’objet d’un emploi racial abusif, est d’abord linguistique. Ligne de Midi – Coulée d’airain, qui marque, sur les chaussées de la ville de Roule, le lieu du méridien qui traverse la ville. Mémémoire – Matrice mythique ancienne, d’où l’Alante tire ses récits d’origine. Par extension, mal affligeant la mémoire des grand-mères, qui sont les divinités tutélaires du pays. Ossipine – Principale élévation de Roule, colline couronnée par la coupole de l’Observatoire national, aux flancs de laquelle s’agrippent les habitations pastel de la Claye. Paranade – Pays des antipodes, très loin de Roule. Patience – Bras de mer bordé de rivages d’obsidienne, extrêmement propice aux naufrages. Le bateau-feu Patience y mouillait autrefois. Roule – Cité portuaire située à l’extrême sud du pays d’Alante, qui lui procure, à l’abri du détroit de Patience, son principal accès à la mer. Syrcadie – Ancienne colonie de l’Alante, réputée pour ses parfums pacifiques et le caractère accommodant de ses citoyens. Son indépendance fut gagnée sans sang versé, alors que la métropole s’égarait en conflits internes et en tergiversations administratives. Tire – Principal port de Syrcadie, qui est aussi le point le plus proche du pays d’Alante. La ville tient son nom de sa situation : elle semble, perchée sur sa péninsule, tirer la Syrcadie vers l’Alante. Traum und Praxis – Riche lignée responsable du développement de la spéculation immobilière et du système postal continentaux.
Le Patience est un ancien bateau-feu arraché à son ancrage. Il a marqué pendant près de deux décennies l’endroit, en Alante, où le récif de Patience, dans le détroit qui sépare la péninsule de Feule du rivage de Leusse, naufrageait les navires de passage avec une régularité alarmante. La surface impassible des eaux du détroit cache d’imprévisibles courants, et il suffisait qu’une brume, une mauvaise pluie, une nuit sans lune teintent la visibilité, ou qu’un de ces vents violents, accélérés par les anfractuosités des côtes, se gonfle soudainement, pour que la traîtrise opère et qu’une autre coque se fende contre les affleurements.
Des rocs coupants bordaient la crête d’une dorsale vertigineuse, un massif d’obsidiennes dont les racines s’effilochaient en un lacis d’arches, de conduits et de grottes. Les scaphandriers intrépides qui s’étaient risqués dans cette architecture racontaient qu’il suffisait d’approcher la main d’une de ces structures pour que celle-ci s’effondre comme un château de sable. On s’expliquait mal comment la dentelle de ce labyrinthe poreux, sujet à de constants réaménagements, parvenait à soutenir la masse monumentale, acérée comme de l’acier, qui pointait en surface. Les marins, abandonnant toute velléité de le cartographier, avaient surnommé le creux périlleux la Cathédrale. Ils préféraient s’en tenir à cette évocation et négocier, avec une circonspection mâtinée de peur, la méchante rumeur du détroit.
On disait que les eaux du bras de mer étaient sans fond, et qu’en coulant là, on passait à l’envers du jour, dans un pays sans temps. Les bateaux entraînés dans les grands fonds dans ces parages étaient considérés comme perdus à jamais. Mais on pouvait toujours trouver, dans les rades, un buveur attardé pour prétendre qu’il revenait de ces profondeurs, et raconter qu’il avait entrevu, flottant sous le porche d’une de ces nefs immergées, où officiait de son chant d’O un chœur de poissons sans voix, tel ou tel navire disparu, chargé de trésors, suspendu dans son repos sous-marin comme un insecte dans l’ambre. Mais, avant qu’il ait pu certifier la véracité de sa découverte, une secousse soudaine, que le conteur n’avait pas le choix d’attribuer au poids subtil de son regard, ou à l’incidence impondérable du chant poissonneux, était venue entraîner les parois dans l’effondrement et pulvériser la vision dans un nuage de particules sablonneuses.
Cet effacement est un procédé commode, dont l’usage est répandu chez les raconteurs incapables d’étayer leurs dires. Les histoires de plongée et les histoires de pêche, la folie des profondeurs et l’alcoolisme entretiennent des liens de sang, et il est plus que pardonnable d’être porté, par certains soirs de débordements, propices à la crédulité, à en cumuler les effets. Bien sûr, rien n’oblige à croire aux histoires qui ne tiennent à rien, ou en tout cas à pas grand-chose. Avouons cependant que ce n’est pas non plus un acte d’un courage ou d’une lucidité remarquables que d’en nier avec véhémence la véracité. Mieux vaut se laisser aller, pour découvrir combien ces fictions s’embellissent à force de ténuité.
La coque égratignée, cabossée, rouillée du Patience portait la mémoire de ses jours de veille dans le goulet difficile. Lors de mes rondes chancelantes sur le pont, je croisais invariablement un matelot huilant la machinerie, colmatant une fuite, repeignant une écoutille, ou rafistolant un instrument. J’avais la nette impression que le navire carburait à l’entropie et qu’il tenait ensemble par un effort constant de volonté. Depuis qu’un marin m’avait conté l’histoire de la Cathédrale, je n’avais d’ailleurs pas de mal à m’imaginer que, sous le miroir des eaux, la coque trouée, rongée par le sel, incrustée de bernacles, tombait progressivement en lambeaux et que, si nous continuions de flotter, ce n’était que parce qu’en surface, le vaisseau, nimbé de la lumière mordorée de son phare, affichait la force d’une icône.
Le phare du Patience, dans son habitacle hexagonal, enchâssé dans le mât de misaine, avait des allures d’encensoir. On l’astiquait si bien que, malgré l’âge et l’usure, il brillait comme un sou neuf au-dessus du pont corrompu par les éléments. Quand venait le crépuscule, le mécanicien et un matelot, après les vérifications d’usage, souquaient les cordages, hissant lentement la lourde lampe en place. Puis le timonier déclenchait le signal. Un ronronnement se glissait sous la basse des moteurs, le clapotis tintant des vagues. La litanie électrique, insistante, du phare instillait un sentiment de confiance dans l’équipage. Le Patience, chantonnant, coupait à travers la nuit maritime, auréolé d’une lumière ambrée : un vaisseau de fortune, une épave niant son naufrage, encore bien trop vive pour l’accepter.
Le Patience brillait d’intention. Il flottait sur l’impression d’une présence, qui n’était pas étrangère à la vocation de sa commandante, Générale Mère. Celle-ci aurait pu convaincre une pierre de ne pas couler. Je me rabats, à ce jour, sur sa force de caractère, pour m’expliquer comment j’avais pu survivre à ma dérive sous-marine et me retrouver à bord de son navire, à des lieues des montagnes du Bjergljós. Il y avait chez elle quelque chose d’à proprement parler surnaturel : une nature plus forte que nature.
Une des zones de conflit les plus turbulentes de la planète s’étend autour du détroit de Patience. De mémoire d’homme, on n’a jamais cessé, dans cette partie du monde, de s’opposer pour un oui, pour un non, et surtout parce que. À l’époque où Générale Mère a levé l’ancre et quitté le détroit, les salves des bombardements dessinaient, jour et nuit, des arcs sifflants au-dessus du navire. Des bouquets de rocs éclataient, redessinant les rives accidentées. La nuit palpitait de feux. Au matin, on ne s’y reconnaissait plus. Il n’y avait pas un endroit, des deux côtés du bras de mer, qui n’ait été transformé par le conflit. C’était joli, et presque musical. Cela dit, le spectacle, malgré ses qualités esthétiques, dépitait.
Un bateau-feu a pour mission d’empêcher les navires de se fracasser sur des écueils. Seuls des vaisseaux guerriers franchissaient le détroit. Le Patience aidait les forces ennemies à mieux se surveiller, s’agresser. Générale Mère considérait qu’elle ne pouvait plus, dans de telles conditions, exercer ses responsabilités en bonne conscience. Sa stratégie, pour remédier à une guerre qui semblait ne jamais vouloir finir, et dont les causes s’égaraient dans la nuit des temps, avait été de partir, puis de continuer de partir. Elle répétait à ses hommes qu’il n’y avait pas, dans les circonstances, de façon de rentrer à la maison. « Pas de guerre heureuse. » Les membres de l’équipage pourraient la suivre, ou débarquer à une destination de leur choix.
Ils l’ont, jusqu’au dernier, suivie. Le Patience a appareillé, dangereusement, une nuit sans lune. Pour la première fois depuis dix-sept ans, la lumière de son phare n’a pas brillé sur le détroit. Les forces opposées ont cru à une manigance de l’ennemi. Personne n’a osé naviguer. Sous le commandement prudent et précis de Générale Mère, le bateau-feu se faufilait miraculeusement, sans un bruit, et surtout, sans un accroc, entre les bateaux au mouillage. À l’aube, il était disparu, pareil à ces bouts explosés du paysage, partis rejoindre les fonds oublieux de la Cathédrale.
D’ICQUES, D’ONCQUES ET D’ICELLES
Une parenthèse, doublée d’un avertissement, est nécessaire au lecteur auquel le différend perpétuel des Feules et des Leusses est peu familier.
Le réflexe qui consiste à situer le début d’histoires qui, le plus souvent, finissent mal, dans un ailleurs, un jadis censément imperméables au présent peut sembler salubre, et même sécuritaire. Il sert pourtant de justification à divers excès difficilement défendables. Il faut se souvenir lorsqu’on évoque un premier mobile, une cause externe que ceux-ci n’ont pas le choix d’en revenir au présent, car ce qui doit finir – bien ou mal – doit tout de même finir quelque part. Le fil d’événements mythiques, peu importe les tréfonds d’où il tire ses origines, s’emberlificote dans la trame du présent. Il suffit d’une maille défaite pour qu’on voie se découdre le tissu des apparences, et qu’on trébuche, empêtré dans ce rideau déchiré, dans les profondeurs archaïques où, malgré toutes nos lumières, nous continuons d’avancer à tâtons. Comment savons-nous ce que nous savons, et pourquoi? Il doit bien y avoir quelque chose qui nous précède, et nous éclaire, dans cette nuit sans fond qui nous enveloppe et nous habite.
Les Feules et les Leusses coexistent inconfortablement depuis des siècles des deux côtés du détroit de Patience, leur union est précaire et l’Alante est agitée, depuis ses origines, par de constants soubresauts de violence. Ces conflits civils, qui ne s’avouent pas tels, coûtent, année après année, la vie à des milliers de personnes. Ces populations qui voisinent et se mélangent depuis des temps immémoriaux multiplient les prétextes pour relancer les hostilités.
En Alante, les questions philosophiques ne sont souvent qu’un préambule à l’usage de mots durs, de coups bas, d’armes blanches. Paradoxalement, c’est l’assurance qu’il n’y avait ici, autrefois, qu’un seul peuple qui divise si violemment l’opinion. Une part de la population serait véritable; l’autre, parasite, et donc traître. Ironiquement, les Alantes, homonymes de la nation, ont pacifiquement vécu ici pendant plus de seize siècles. Le nerf de la guerre serait de savoir qui, des Feules ou des Leusses, sont les « véritables Alantes ». Qui sait? Et, si quelqu’un sait, qui veut l’entendre? Les conversations reprennent. Les tempéraments s’échauffent. Est-ce que les anciens Alantes se sont divisés comme des cellules se multiplient, pour pulluler, prêter vie à de nouveaux organismes et, un jour ou l’autre, donner lieu à de malignes métastases? Ou est-ce que la menace n’est pas un virus venu d’ailleurs pour infiltrer le corps social, corrompre son sang si pur? Un esprit tempéré – qu’est-ce qu’il nous veut, celui-là? – aura beau objecter que Feules et Leusses, plus que des réalités biologiques, désignent de vagues appartenances linguistiques, qui puisent à une racine commune et recouvrent une riche palette de dialectes – que des accidents de l’histoire auraient tout aussi bien pu faire accéder à la généralité –, et que, si notre interlocuteur choisit, avec une indéniable ardeur, de s’identifier à un groupe plutôt qu’à un autre, ce n’est pas tant une question d’essence que par inclination, par l’esclavage, disons-le, d’un ressort qu’on n’aurait pas tort de qualifier d’animal, puisqu’il consiste à flairer un lancinant parfum de désaccord, et à s’en exciter. Par l’usage tendancieux du terme animal, la démonstration savante, prétendument rationnelle, n’a-t-elle pas avoué ses soubassements émotifs et cédé à l’irritation? Le récipient de ces propos, dès lors, se trouvera en droit de mettre fin au débat en usant d’une formule lapidaire, du genre : « Et ta sœur? » Nous avons bu un verre de trop. Une goutte a fait déborder la coupe. « La faiblesse est faible. La force, forte. Il l’a cherché. » Que veux-tu que je te dise de plus? Passé une certaine heure, les seules questions qui s’imposent se résument en trois mots; un poing, c’est tout. Ha! Ha! « Vous ne la trouvez pas drôle? Moi non plus! » À ce trait d’esprit, le fort en mots fera mieux de tirer sa révérence, d’aller voir ailleurs s’il y est. Celui qui, par quelque réflexe délétère, ne partira pas à temps se retrouvera sans doute à souffrir physiquement des conséquences de ses opinions. Il pourra tout de même se réconforter en remontant en arrière en pensée, évitant soigneusement de revisiter la jonction où il a commencé à froisser son interlocuteur, quittant les environs de cette soirée regrettable pour se projeter au loin, très loin dans la nuit des temps, où les différences fâcheuses qui ont mené à sa déconfiture progressivement s’estompent et où il pourra distinguer, dans la lumière pâle et incertaine qui filtre à travers ses paupières contusionnées, l’éclat livide de figures fantomatiques, qui semblent l’attendre, main dans la main, pour l’accueillir…
Il y a beaucoup à comprendre, et mieux à faire, avant de se rendre là. Les premières traces de l’occupation du territoire alante datent du paléolithique. Les anciens Alantes se taillaient des outils dans la pierre noire du rivage et vouaient un culte de fertilité à des déesses grand-matriarcales, à qui ils offraient en sacrifice des montagnes de féculents et des gigots d’agneau. Leurs divinités sont représentées par de longues effigies de bronze, aux facettes écaillées, qui leur donnent une apparence vibrante, contrastant nettement avec la rondeur habituelle des figures de maternité. Il faut se souvenir que c’est à des grand-mères, pas des mères, que nous avons affaire.
Les Alantes maîtrisaient le feu et la vapeur : ils tressaient des paniers, et savaient assouplir le bois pour créer du mobilier aux armatures raffinées. Ils cultivaient des légumes et des céréales, se régalaient de petits fruits qu’ils cueillaient dans les bosquets environnant leurs champs. Des chiens les accompagnaient à la chasse. Ils dormaient en commun dans de longues maisons de chêne et de cèdre dont les toitures bombées rappelaient la coque inversée d’un navire. Des peuplades d’une cinquantaine d’individus s’y soumettaient à l’autorité grand-matriarcale.
Lorsque arrivait le moment de la mort des déesses, on allumait des feux sur la plaine, où on brûlait des pétales et du cèdre, et leurs âmes chéries s’envolaient dans des filaments de fumée, pour dessiner de nouveaux nuages. Les thaumaturges, comme d’habitude prélevés sur le nombre des infirmes, des éclopés, des prématurés, des bègues, des myopes et des hypersensibles, gravaient scrupuleusement les contours de ces colonnes de fumée dans de lisses tablettes de schiste pourpre. Ils étaient chargés de guetter le retour de ces formes dans les cieux saisonniers et d’en interpréter les augures. On retrouve les pages de pierre de ces atlas nuageux, qui étaient l’unique écriture des Alantes, dans tous les sites qu’ils ont habités.
Les traditions orales des Alantes étaient entièrement basées sur l’improvisation. Les thaumaturges à la veillée puisaient leurs personnages, et leurs narrations, dans les événements du quotidien. Ils en tiraient des généralités, des leçons morales, empruntant aux traits, aux faits et aux gestes de leurs proches pour les entremêler au tissu de leurs fables. Ils changeaient les noms, prétextaient que toute ressemblance avec des gens, des occurrences réelles, était fortuite. Ces récits leur évitaient de constituer un panthéon, de se scléroser dans des lois ou de proposer une morale univoque. La parole, pour rester vivante, devait demeurer fluide comme le passage des nuages. La mise en abyme du quotidien, la génération spontanée des fictions étaient de belles façons d’apprendre à vivre ensemble, d’ouvrir la conscience au monde, pour la projeter dans un espace, un esprit communs.
Avouons-le, la tendance à idéaliser les ancêtres est aussi douteuse que les accusations de primitivisme qu’on fait planer sur eux. Nos vies tendent à démontrer que, s’il est une constante à l’existence, c’est que la nature humaine, si volatile et fantasque, contradictoire et bigarrée soit-elle, ne change pas, ou si peu. Nous sommes les personnages d’une histoire, qui, tant que nous serons, paraîtra sans début ni fin. Il faudrait, de toute façon, pouvoir retirer la tête du cours du temps pour prouver autre chose.
Les comptines et les chants marins de l’Alante conservent la mémoire d’histoires anciennes. Parmi celles-ci, l’histoire malheureuse d’Icques et d’Oncques, petit-fils et petite-fille d’Icelles, jumeau jumelle sortis le dos tourné du ventre de leur mère Iseule, que l’amour, aussi inévitablement que la gravité, viendrait à déchirer, jette un éclairage particulièrement probant sur la situation actuelle.
Le hic, c’est qu’d’Icques d’Oncques et d’Icelles rien ne soit resté que deux mauvaises moitiés
Le hic, c’est qu’d’Icques d’Oncques et d’Icelles rien ne soit resté qu’un nuage en allé
Icques et Oncques étaient nés siamois, soudés aux fesses. Leur mère Iseule était morte en couches. Leur grand-mère, Icelles, avait dû user, pour les séparer, d’un silex aigu, taillé dans l’obsidienne du rivage, pour les rendre à leurs corps respectifs. La plaie s’était refermée et le petit garçon et la petite fille avaient grandi, libres de ne devenir qu’eux-mêmes, chacun de son côté. Tout, pourtant, continuait à les lier.
Oncques, qui comptait bon nombre des faiblesses nécessaires à la vocation, est devenu thaumaturge. Il avait les os fins, le profil malingre, le geste nerveux, et le babil généreux. Affligé d’une cécité partielle, il ne parvenait à percevoir que des froissements de lumière. Sa vision n’avait pas progressé au-delà du seuil qu’atteignent, dans les dernières semaines de leur gestation, les fœtus dans le ventre maternel, alors qu’ils devinent obscurément des ombres sur les parois de la caverne matricielle.
Pour mieux lui revenir, et faire honneur à ses magies, considérons d’abord les dons de sa sœur. Tout les éloignait, tout les rapprochait. Il était aussi facile d’affirmer qu’Oncques était né incomplet que de dire d’Icques qu’elle était l’apogée de la race. C’était une jeune fille qui exhalait la santé, l’assurance et la force, une lionne aux rondeurs de biche, parfumée comme l’été, dotée de la vue perçante d’un faucon, et capable, un moment, d’être légère comme un chant d’oiseau et, le prochain, altière comme un chêne. Elle attisait le désir des hommes comme des femmes, aussi facilement qu’une fleur s’attire l’attention d’un insecte. Icques paraissait, en quelque sorte, plus réelle que nature. Il suffisait de la voir pour vouloir être près d’elle, désirer se fondre dans son corps, tant elle semblait garante de la plénitude du monde.
Ce n’était là qu’évidence trop nette, et donc trop fragile, destinée à tromper tous ceux qui n’arrivent pas à inventer leurs propres images. Les prétendants à son amitié, qu’ils soient des hommes ou des femmes, découvraient vite que ses affections ne parvenaient pas à se tourner vers ses semblables, sauf de la façon la plus abstraite qui soit, et que celle qui vivait au jour le jour, enchantant tout sur son passage, avait, enfin, les yeux ouverts sur une réalité connue d’elle seule, qui l’avait depuis longtemps entraînée hors du commun.
Elle était, au pays des Alantes, le sujet principal de tableaux inoubliables. Des fermiers l’avaient vue se poster, les bras en croix comme un épouvantail, au milieu de leurs champs, pour appeler à elle une nuée d’oiseaux, qui l’enveloppaient en pépiant, sans lui lancer une seule fiente. Des pêcheurs, passant en barque à proximité des rives, l’avaient aperçue qui escaladait un rivage qu’ils considéraient comme inaccessible, sans égard pour les pierres coupantes qui lui entaillaient les talons. Des enfants, partis, panier au bras, récolter des cèpes au pied des arbres, l’avaient devinée, en levant la tête, endormie à la cime d’un chêne…
C’est au cœur d’un de ces tableaux, de leurs miracles pastoraux, que se manifesta d’abord la menace qui allait mettre fin à ces jours doux. Les hommes de la garde d’Icelles, partis chasser, pistaient un grand cerf, qu’ils étaient parvenus à blesser par quelques tirs d’arc. Ils suivaient, depuis une bonne heure, à travers les sous-bois, la piste de son sang, perlant sur le feuillage et l’humus. Ils l’avaient retrouvé, dans une clairière, accroupi, à lécher ses blessures. Un garçon du nom de Tiers, qui exerçait un ascendant certain sur ses compagnons – à la mâchoire droite et au regard d’acier, rayonnant de l’arrogance de ceux qui croient qu’ils domineront toujours la mort, et, en sus, fin parleur –, fut le premier à apercevoir la proie et à décocher, du couvert des taillis, un tir traître vers l’animal au repos. De nouveau touchée, la bête se leva de toute sa hauteur, le pelage piqué de flèches, luisant de plaies vives, pour se ruer sur Tiers, qui n’eut pas le choix de laisser tomber son arc et de bondir de sa cachette, lame en main, pour tenir tête au cerf gigantesque. Ses compagnons sortaient un à un des boisés, effarouchés, brandissant maladroitement leurs lances pour tenter de lui prêter main-forte.
Icques, surgissant de la canopée, tomba droit entre eux, agile comme un chat. Elle se tourna vers la bête, qui s’arrêta net dans sa course, puis elle fit volte-face, dirigeant vers Tiers un regard désapprobateur. Les chasseurs n’eurent pas le temps de réagir que la proie disparaissait à nouveau dans les fourrés. Tiers, saisi par ce geste si affirmé, se dit que la jeune fille lui avait sauvé la vie, autant que celle du cerf, et qu’il y avait dans ce pacte un gage, un signe qui les liait, à la vie, à la mort. Il se mit donc en tête, à partir de ce moment, qu’il lui revenait de droit d’épouser Icques.
La plupart des jours, Icques rentrait de ses escapades en pleine nuit, la tignasse hirsute, les poches chargées de cailloux, les genoux éraflés, tachés d’herbe, striés de terre. L’homme de garde, à tout coup, somnolait. Elle lui tapotait l’épaule. Il s’éveillait d’un coup sec pour la voir traverser la maison longue en courant, enjamber d’un pas léger les dormeurs allongés à ses pieds. Il retournait, en souriant, au sommeil. Icques, à pas feutrés, passait derrière le trône berçant de la déesse, dans la loge d’Icelles. Elle s’arrêtait pour embrasser sa grand-mère sur le front. Puis elle allait s’étendre près de son frère endormi, à l’abri dans l’alcôve à l’arrière. Elle chatouillait la joue de son jumeau du bout d’une feuille. Elle tournait le regard, rêveusement, vers le plafond. Puis elle lui faisait à l’oreille la relation de ses expéditions, pour qu’il apprivoise doucement l’idée de ses aventures. Peu à peu, les paupières d’Icques s’alourdissaient, alors qu’Oncques, de parole en parole, effleurait la possibilité d’une histoire, et que les mots, fourmillant en lui, finissaient de dissiper les lourdeurs du sommeil. Elle s’endormait tranquillement à ses côtés, et lui continuait d’ourdir ce qu’elle avait laissé en plan.
Icelles permettait à Icques de courir où bon lui semblait, dans la mesure où elle revenait raconter ses aventures à son frère. Dans cet échange nocturne s’affirmait l’alchimie qui les liait. On ne savait pas trop, avec Icques et Oncques, où débutaient les histoires et où s’égarait la réalité. Oncques assurait qu’il pouvait voir, les yeux fermés, tout ce que lui décrivait sa sœur, aussi clairement que s’il avait cheminé avec elle. Il n’était pas un moment, d’éveil ou de sommeil, où Oncques ne tramait pas un récit, et ce qui commençait à travers champs continuait en songe, pour finir dans les fables qu’Oncques partageait avec les siens.
Je ne vous ai rien dit de sa voix, qui était aussi pleine, belle et présente que le corps fébrile de sa sœur. Tout ce qu’il racontait se colorait d’une gravité presque surnaturelle. Les anciens Alantes avaient développé une façon de « lire les jours », et ils se rassemblaient, à la veillée, à un pas du monde, pour reconnaître le passé, sanctifier le présent, s’inventer des lendemains. Qu’autour de l’âtre, un membre du clan réuni pour le repas du soir se mette à taper sur le bois de son plat, qu’il crie le nom d’un personnage, ou le titre d’une histoire, et Oncques surgissait, claudicant, de sa retraite, contournant la chaleur du feu pour se faufiler à travers l’assemblée, aller se placer en face de l’alcôve d’Icelles et reprendre le récit sans fin des jours. Il suffisait de fermer les yeux pour voir apparaître, à la place d’Oncques, un homme assuré, à la fois fort et doux, visiteur mystérieux, qui ne se révélait que dans la lumière du soir, sous l’éclairage des contes, qu’on aurait suivi n’importe où, simplement pour connaître la suite de l’histoire. Puis Icelles, perchée sur son trône, se mettait à se bercer, régnant, d’un air comblé, sur l’assemblée. Icques, si par bonheur elle était là, s’installait à ses pieds, folle d’attention pour les contes d’Oncques. Il n’y avait pas moyen d’arracher son regard au manège de son frère.
Nos courages, comme nos vanités, puisent à des sources obscures. On croit que ces récits partagés ont fini par avoir, chez certains membres de l’auditoire, un effet d’entraînement malheureux. Les plus volontaires d’entre les filles, les plus forts d’entre les garçons, sûrs des droits que leur jeunesse, et leur beauté, leur permettait d’exercer, brûlaient de jalousie. Ils auraient aimé étendre leur emprise sur les univers de la fiction et, surtout, posséder Icques. Ils protestaient secrètement, puis de plus en plus vocalement, de la réalité des fables, se réclamaient de l’identité des personnages inventés par Oncques. Ils voulaient marcher à part des autres, avec elle, comme s’ils étaient ceux-là, les gens des histoires, qui pourtant n’étaient que des amalgames, des créatures au profil ennuagé, confections impures, spectres passagers, qui se portaient, un moment, garants de nos sentiments pour eux, trop ténus pour exister entièrement par eux-mêmes. Des bagarres éclataient autour du feu, à l’évocation par Oncques de tel trait, telle situation, auquel s’identifiait avec force tel ou tel membre de l’auditoire en criant : « C’est moi! Mon histoire! » Oncques s’arrêtait, à l’affût des bruits de la bagarre. Alors qu’Icques, qu’on souhaitait impressionner par tant de présence, se levait et quittait la salle, retournant sans plus de cérémonie à la nature.
C’était le début de la fin. La gémellité d’Icques et d’Oncques présentait des symétries suspectes, et ils auraient dû se douter que la situation n’avait pas le choix de mal finir.
Tiers, beau garçon et fin parleur, était impatient de consommer son union avec Icques. Il convainquit un nombre de ses compagnons de mettre fin à l’emprise faible des conteurs et de reprendre à leur compte le récit de chaque jour. Un soir où un des hommes de Tiers était de garde, lui et ses sbires se glissèrent, à la faveur du sommeil collectif, dans la maison longue, parvenant à la couche d’Oncques, qu’ils ligotèrent, bâillonnèrent et menèrent dehors.
Tiers prit la place du dormeur, se lovant au creux des draps pour attendre le retour de la jeune fille. Ses hommes se couchèrent entre les dormeurs. Quand Icques vint pour s’installer aux côtés de son frère, titiller sa joue de la pointe d’une feuille, puis prononcer Oncques, le nom de son jumeau, afin d’entamer le récit du jour… Tiers se révéla, l’empoignant de toutes ses forces.
C’est à ce moment que le fil de l’histoire fut brisé.
Tiers ne s’attendait pas à autant de fougue de la part d’une jeune fille. Icques s’est soustraite à l’étreinte violente de Tiers en lui mordant la lèvre si fort qu’il en perdit la moitié de ses lèvres. Le garçon, défiguré, hurlait de douleur. Icques bondit, courant en tous sens, bousculant les dormeurs, qu’ils s’éveillent, et esquivant les hommes de main de Tiers, levés entre les siens. Tiers, apparu derrière Icelles, retint la déesse dans sa couche, en s’excusant de poser la main sur elle. Il ordonna, de sa parole croche, le massacre. Ses hommes allaient entre les Alantes, poignardant leurs semblables, leur tranchant la gorge alors qu’ils étaient encore à demi empêtrés dans le sommeil. On ne savait plus où s’achevait le cauchemar, où s’égarait la réalité.
Pendant ce temps, Icques, de ce pas agile qui l’avait depuis toujours menée droit à la suite de l’histoire, se faufila à travers bois, jusqu’à la clairière où elle s’était interposée entre Tiers et le cerf. Les usurpateurs avaient ligoté son frère au tronc de l’arbre dont elle était tombée. Un immense chêne, qui s’élevait à cinq toises au-dessus de tous les autres. Trois hommes, qui ne faisaient pas grand cas de leur frêle charge, se passaient un litre de vin en jouant aux dés. C’est alors que survint, à la lisière de la clairière, le cerf blessé, qui se rua, autant qu’il fallait, sur les gardes. Icques profita de la manœuvre pour défaire les liens de son frère. Elle lui dit de s’accrocher à son dos et ils grimpèrent, soudés comme au premier jour, au sommet du chêne, pour disparaître dans la ramure et sauter d’arbre en arbre, de même qu’on bondirait de nuage en nuage.
Tiers, à l’issue du massacre, rejoignit la clairière. Il acheva le cerf qui gisait à l’agonie, acheminant ainsi vers sa fin malheureuse le récit dont Icques avait détourné le cours, un après-midi de chasse. Il n’y aurait pas d’épousailles pour lui. Son visage était ruiné. Ses mots, torves. Il régnerait sur un royaume où la parole, aussi sûrement que gauche est gauche, et droite est droite, mène au malheur.
Icelles, quant à elle, pleura tant, des larmes si pures, que l’eau de son chagrin avait effacé toutes ses rides, et que sa mémoire avait coulé hors de son corps. Elle portait de nouveau son visage de jeune fille et ne se souvenait plus de son nom. À partir de ce jour, on n’entendit plus d’elle qu’un bredouillement décousu, où s’entremêlaient des bribes des histoires d’Oncques et de sa mémoire en déroute.
Le mal se répandit dans toutes les maisons longues de l’Alante. On se mit à se battre pour un oui, pour un non, et surtout parce que. On oubliait ses ancêtres dans un coin. On ne savait plus vraiment qui on était, ou comment se raconter. On se laissait aller à agir sans raison. Encore aujourd’hui, quand une demeure, puis un quartier sont mis à feu et à sang, on prend soin d’épargner les grand-mères, comme si cela suffisait à prouver l’humanité des assaillants, et que mourir de tristesse n’était pas qu’une violence plus longue.
La suite de l’histoire s’embrouille. On ignore comment tout cela a fini exactement, ou nous a menés ici. Tiers déclara l’indépendance des Feules, ou celle des Leusses, on ne sait plus. On l’appelait le roi Zézaie, ce qui ne faisait que décupler sa hargne. Il ordonna qu’on cherche Icques dans tous les replis du pays. Dans les maisons longues, des jeunes hommes comme lui voulurent lui résister, prouver leur force, leur volonté. Ils n’écoutaient plus les récits que pour trouver de nouvelles raisons de se battre. Les Leusses se mirent en tête qu’ils étaient plus purs que les Feules. Les Feules se mirent en tête qu’ils étaient plus purs que les Leusses. Feules, Leusses, Alantes et autres. Et vice-versa, et ainsi de suite…
On a bel et bien perdu la trace des jumeaux. Lorsque nous les revoyons, ils vont, main dans la main, prenant à droite, prenant à gauche, et puis à gauche, et puis à droite, le long d’un chemin qui s’oublie, loin, très loin dans la forêt. Ils vont et Icques décrit à Oncques, dans un murmure haletant, chaque rocher, chaque tronc, chaque fleur, chaque coude du sentier… Et, dans le pas assuré d’Icques, et le regard embrouillé d’Oncques, un paysage se recompose, qui de détour en détour nous ramène droit à ceux que nous sommes…
On dit qu’à ce jour encore, Icques et Oncques courent à côté du temps, continuant le récit de chaque jour. Qu’il est parfois donné à un esprit rêveur, une âme pacifique, son regard dérivant, à la veillée, vers la périphérie du feu, là où des ombres gênées d’entrer dans l’histoire se pressent, de deviner la silhouette d’une jeune femme, un menu compagnon à ses côtés. Ce pourrait être un enfant, l’échine courbée par la maladie, ou ce pourrait être un vieillard, recroquevillé par l’âge. La femme se penche vers le petit, pour lui murmurer quelque chose à l’oreille. Le témoin curieux de cette scène étire le bras vers son compère le plus proche, pour l’avertir de leur présence fantomatique. Quand ils se retournent tous deux, comme un seul homme, les silhouettes se sont dissipées parmi les ombres variables, dans la fumée d’un feu qui monte au ciel pour donner naissance, le matin venu, à un nouveau nuage.
Je tiens les détails qui suivent sur les origines de Générale Mère des marins du Patience. Elle serait née en Syrcadie, au sud de la mer Alantéenne, à l’époque où le pays tentait de se dépêtrer du joug colonial. Les Alantes avaient transporté leur bisbille au sud, pour se disputer les épices et les parfums du coin. On ne lui connaissait pas de parents. On n’a jamais su son nom véritable. Son port altier, à l’âge adulte, laissait croire qu’elle était de noble extraction. Il est certain qu’elle avait appris l’humanité, et son métier, en vivant d’expédients.
Elle avait pris conscience de son don en dormant. Assoupie, un soir, sur des ballots de pétales dans un cargo en partance, elle s’était éveillée à des lieues de Syrcadie, de l’autre côté de la mer, dans un jardin de primeroses attenant à une parfumerie de Roule. Elle ne s’expliquait pas ce déplacement, qu’elle avait dû accepter. Cette attitude avait présidé à sa destinée, et à la découverte de sa vocation.
Le phénomène se reproduirait tout au long de son enfance. Il suffisait, en fait, que la fatigue la gagne et qu’elle s’installe sur un cargo en partance pour qu’elle franchisse, sans s’éveiller, la distance qui séparait le port d’attache du port en tête (ses expressions). Elle se retrouvait, sans trop savoir comment, et en toute sécurité, ailleurs, aussi simplement que l’éveil annule les égarements du rêve. Elle constatait alors qu’elle avait dormi trois jours, et que le vaisseau où elle s’était assoupie avait largué les amarres. Elle avait ainsi grandi de navire en navire, sautant de port en port. Elle vivait de la générosité d’étrangers, évitant le danger en tissant, au fil des ans, une carte du monde trouée, qui n’obéissait qu’à la loi des rapprochements.
Au cours de son adolescence, son don s’est transformé. Elle est devenue voyante. Elle fermait les yeux sur un paysage. Elle méditait un moment. Conjurait l’obscurité en elle pour voir apparaître, derrière ses paupières closes, un second paysage. Elle rouvrait alors les yeux en pleine connaissance de cause (son expression) : capable de s’orienter, par intuition pure, vers une destination préalablement inconnue. À partir de là, il fallait lui faire entièrement confiance.
Enfin, avec le temps, et la maturité, Générale Mère allait découvrir que sa faculté d’orientation se doublait d’un ressort empathique, auquel elle devait sa bonne étoile. À bord du Patience, elle croisait invariablement des zones troublées par des conflits, des désastres, et elle y repêchait des victimes, des esseulés, des éclopés, qu’elle adoptait comme membres à part entière de son équipage. Elle les acheminait à bon port, d’heureux hasard en heureux hasard. Elle ne tenait rien pour acquis, mais elle aimait affirmer que ce don prodigieux était son immunité diplomatique. Elle avait de ces formules, qui mettaient à profit toutes les ressources de son ironie, pour les détourner du dépit. La plus belle était peut-être cette devise, pacifique, par laquelle elle inaugura la traversée du Patience, et qui résumait l’arc de toute une vie : J’ai vogué, j’ai vu, j’ai été vaincue.
C’est de cette générosité, d’elle ou du monde, on ne sait plus, que je tiens mon salut.
Le destin de Générale Mère s’est précisé à Roule, où elle avait accosté en plein sommeil, en croisant celui d’un autre rêveur, pétri par la fréquentation des livres. Argan de Traum und Praxis, né Lazul, un jeune capitaine qui venait d’accéder à son premier commandement, avait eu vent de l’histoire de la jeune fille. Il était de sang bleu, ou à demi bleu : sa mère, Margarete, une héritière de la lignée des Traum und Praxis, avait marié un marchand, Louis Lazul. Ce dernier avait fait fortune dans l’exportation des tesselles. Les carriers de Roule les extrayaient des généreuses falaises colorées qui s’élèvent au nord de la ville et qui, depuis maintenant près de quatre siècles, contribuent à des compositions kaléidoscopiques qui rayonnent aux quatre coins du monde, sur les murs de restaurants, de cafés, de cuisines, comme des soleils d’emprunt. Lazul avait espéré léguer son commerce à son fils unique.
Le jeune homme, un échalas au teint pâle, était d’une disposition pusillanime : c’était un de ces enfants d’intérieur, qui avaient vite fait d’abandonner les jeux brusques que lui proposaient les serviteurs du domaine, ou ses cousins en visite, pour retourner se réfugier entre les pages d’un livre, et imaginer le jour où, enfin devenu un homme, il affirmerait son héroïsme.
En imagination, Argan ne manquait pas de caractère. Malgré sa fragilité constitutive, il faisait montre, dans ses résolutions, d’une résilience que tout, dans son attitude, semblait nier. Il était, en trois mots, passé maître dans l’art de demander. Il faut dire que sa mère, qui ne tolérait pas qu’un héritier des Traum und Praxis passe pour un perdant, prenait invariablement son parti. Quant à son père, c’est lui, sans doute, qui avait implanté l’idée de naviguer dans l’esprit de son fils. Il avait coutume de l’amener visiter les navires en partance. Le petit garçon admirait le regard posé, autoritaire, des officiers dans leurs uniformes. Il sentait aussi tout le respect que leur portait son père, conscient que ses affaires dépendaient de sa bonne harmonie avec ces commandants. Argan s’émerveillait de la chorégraphie bien rodée des marins dans leurs maillots à rayures, de leur intimité évidente avec le navire, ses cordages, sa machinerie. Il s’imaginait le trésor de pierre multicolore chatoyant au fond de la soute, comme une pensée dormante, traversant les flots, pour reprendre sa forme dans des demeures étrangères, de lointains palais, assemblés en des dessins mystérieux, signaux pulsant vers Roule, au carrefour du monde. En réduisant à des idées, des images mentales, la réalité de la navigation en mer, Argan faisait l’économie de ses violences. Argan, capitaine Argan, cela sonnait bien. Le reste suivrait. Devrait suivre.
Lorsqu’il s’est subrepticement inscrit, avec l’aide de sa mère, à l’Académie maritime, Argan n’avait jamais mis le pied sur un pont livré au mouvement des vagues. Il découvrirait bien vite que les idées sont autrement plus stables que les faits, et que ses compagnons de classe partageaient beaucoup de traits de caractère avec les garçons de son enfance. Il savait aussi que son père, le temps venu, n’aurait pas le choix de lui négocier un commandement. Argan ne réaliserait que plus tard qu’il obéissait ainsi à un réflexe obscur, par lequel s’affirmait l’influence familiale de sa mère, garantissant à son père l’apparence du terme le plus faible de l’équation familiale. Argan, il finirait par le comprendre, n’agissait pas autrement que ses compagnons si vulgairement appliqués à affirmer leur masculinité. Argan, plus qu’à lui-même, ou à sa lignée, prêtait foi au pouvoir des histoires. C’est à elles qu’il revenait comme à la source de toute vie, et il voulait assurer leur triomphe. Il a terminé, sans trop d’honneurs, ni d’amis, ses études à l’Académie maritime. Il s’était découvert, lors de ses premiers essais au large, une tendance naturelle au mal de mer. Maintenant que l’éventualité de son commandement se présentait à lui, il doutait de sa compétence et appréhendait les rudesses de l’équipage.
De port en port, la jeune fille que fut Générale Mère changeait de nom avec la réputation qu’on lui faisait. À Roule, on l’appelait Devine. Argan souhaitait croire aux histoires qu’il avait entendues dans les rues, autant qu’à celles qu’il avait lues dans les livres. Il était certain que Devine lui porterait bonheur. Il voulait à tout prix la trouver pour lui offrir une place à bord.
Il s’est donc risqué dans les ruelles de la Claye. Ce quartier populaire s’agrippait aux flancs de la colline Ossipine, sous l’œil quiet de l’Observatoire national. C’était un labyrinthe de rues pentues, sans nom, abondant en culs-de-sac, où des maisonnettes d’adobe pastel, juchées les unes sur les autres, étaient reliées par des traboules, des escaliers et des tunnels. Chaque recoin abritait un péril, promettait une transgression. C’est là-haut que des touristes amoureux du risque partaient en quête de plaisirs interdits, pour parfois ne jamais revenir, là aussi qu’éclataient, pour un oui, un non, ou un parce que, des différends qui seraient réglés à coups de poing, de couteau ou de tout autre objet contondant immédiatement accessible… Celui qui désirait s’y aventurer faisait bien de se rappeler qu’on pouvait faire remonter jusqu’à la Claye les lignes sismiques à l’origine de certains des pires conflits qui agitaient le pays.
Argan était parti du port vers les hauteurs. Il n’était pas le premier fin finaud à vouloir s’orienter dans la Claye en s’accrochant à la ligne de Midi. Cette fine coulée de bronze traversait la ville en ligne droite, indifférente, épousant, des bas-fonds du port jusqu’à l’Observatoire, le tracé du méridien qui barrait Roule. Les visiteurs téméraires, qui se croyaient fort rusés, avaient vite fait d’être étourdis, et même bernés, par le fourmillement des rues. Ils perdaient de vue leur repère, qui se glissait sans plus d’égard sous tous les obstacles, y compris des maisons, des commerces et des cours dont les occupants manifestaient une hospitalité aux degrés fort variables.
L’idée de pénétrer dans la Claye obsédait Argan depuis qu’il avait eu vent de l’histoire de Devine. Le jeune homme, habitué à vivre ses aventures à distance respectable, avait dû convoquer tout son courage et surmonter l’inertie propre au lecteur de fond. Il ne tenait pas non plus à périr en mer. Argan, dans l’espoir de passer incognito, s’affubla d’un cafetan de soie fine, brodé de fil d’or, et d’une armille de paille grossière, qui devait bien faire un mètre de diamètre et qui camouflait ses traits, tout en jetant un peu d’ombre sur la finesse exacerbée de sa tunique. Il avait l’impression, sous l’ampleur de son rebord rebondissant, d’avancer à l’abri d’un trou portatif.
Il était difficile de circuler en ligne droite dans les ruelles bondées de la Claye, et Argan n’avait pas passé quinze minutes dans le quartier, le regard rivé au bout de ses orteils, qu’il avait perdu de vue la ligne de Midi. Les pas zigzagants des passants, le lacis mouvant des rues avaient conspiré à l’effacer. Il releva la tête.
Les visages qu’Argan croisait ne lui semblaient ni plus hostiles ni plus étranges que ceux qu’il voyait en basse-ville. En croisant la vitrine d’une maison de thé, il avait pu constater, non sans dépit, qu’on pouvait très bien distinguer, sous le pli de sa tunique, les contours du pistolet et du cimeterre, de la grenade et de la fiole de poison (au cas où il devrait s’ôter la vie) qu’il s’était passés dans la ceinture en guise de précaution. Un trio de clients impassibles, attablé autour de verres d’une innocente limonade – une vieille dame édentée, taciturne, flanquée de ceux qui devaient être ses fils, un malabar au crâne tondu et un petit sec, qui pianotait machinalement sur la table –, ne faisait même pas attention à lui alors qu’il considérait son reflet, mesurant la bosse à son ventre. Tant mieux.
Il se détourna aussitôt de la vitrine et s’éloigna d’un pas vif, dans l’espoir de faire gonfler son vêtement et d’ainsi camoufler son arsenal. Il eut – il serait pardonné –, à partir de ce moment, l’impression lancinante d’être suivi. Qu’allait-il faire en cas d’agression? Prendre la fuite? Bravement engager le combat? Il avait été préservé, tout au long de son enfance privilégiée, des risques de la cour d’école. Il ne connaissait la violence qu’à travers la lecture des romans. Il s’était méticuleusement préparé à avoir peur. Il savait aussi que les hasards littéraires étaient soumis au libre arbitre des auteurs. La pensée d’une présence ne le quittait plus. Il ne survivrait pas trois minutes à une bravade. Mieux valait qu’il se désarme.
Argan oublia son objectif immédiat pour se lancer à la recherche de recoins où il pourrait se défaire de ses armes.
Devant l’étal d’un boucher, où était embrochée une grosse pièce de porc salé, il fit mine de vouloir commander un sandwich. Il planta le cimeterre dans la viande sans demander son reste.
Un peu plus loin, il se posta en périphérie d’un square, à proximité d’une partie de pétanque, pour laisser rouler la grenade sous un banc et s’éclipser.
Il vit un garçon accroupi au fond d’une ruelle uriner au bas d’une fenêtre. Lorsque le petit eut fini, Argan s’accroupit à son tour. Il avait les deux pieds dans l’urine de l’autre. Incapable de se déraciner de là, ou de verser la moindre goutte, il vida la fiole de poison en un filet cadencé, dont il espérait le bruit conforme à celui de la miction.
Au milieu d’une place voisine, il avisa un puits. Il se pencha à sa margelle, s’aspergeant le visage, relevant sa robe en ayant l’air de se rafraîchir, pour laisser tomber le pistolet dans un ploc sonore. Au moment où il se redressa, un coup de vent soudain, qu’il prit, en panique, pour une bousculade, fit s’envoler son couvre-chef démesuré, qui se mit à débouler à travers la place, avant d’emprunter les ruelles, où le vent le soulevait au-dessus de la tête des passants. Il partit à la course. Satisfait qu’on ne le suivît pas, et rassuré par le fait que ce n’était donc pas un geste belliqueux qui l’avait ainsi décoiffé, il voulut le rattraper. Il se sentait, sans cette part de son déguisement, complètement exposé et ne songeait même pas que sa course affolée par les ruelles le rendait encore plus visible. En fait, Argan était si habitué à vivre dans sa tête que l’absence de couvre-chef lui faisait redouter que sa pensée, et donc sa peur, apparaisse, dénudée, à tous ceux qu’il croisait.
Le chapeau continuait de zigzaguer, et de bondir allègrement, esquivant avec élégance le flot des passants. L’après-midi tirait à sa fin, et Argan, essoufflé, couvert de sueur, était parfaitement désorienté. Son couvre-chef semblait se jouer de lui. À sa suite, Argan avait pris à droite, pris à gauche, et puis à gauche, et puis à droite, jusqu’à ce qu’il semble ne plus y avoir ni droite ni gauche, qu’un chemin qui s’oublie. Puis, soudainement, au détour d’un autre coude raide, le chapeau se tenait à la verticale devant lui. Il parla, avec une diction impeccable :
– Je pense que vous avez laissé tomber ça.
Une petite fille au teint sombre était cachée derrière l’armille, qu’elle fit passer dans sa main gauche. Elle le tendit à Argan, qui le rajusta sur sa tête. Puis elle souleva un gros sac de chanvre qui gisait à ses pieds, taché d’un liquide foncé et marqué des armoiries de la compagnie Lazul, pour le présenter au jeune homme, qui ne négligea pas de s’inquiéter de ce détail familial. Le capitaine de fortune, c’était plus fort que lui, associa la moiteur du sac à l’idée du sang. Il redoutait d’y découvrir un avertissement macabre lancé par la pègre, dont cette petite était la messagère : une tête coupée, garantissant les malheurs futurs de sa famille.
Les vêtements de la petite fille étaient taillés dans la même toile grossière que le sac. Malgré ces hardes, le maintien de la jeune fille était impeccable. Elle se tenait, droite et avenante, sur la ligne d’ombre que l’armille imprimait aux pieds d’Argan, comme la circonférence d’une pensée. Et, dans ses yeux, il n’y avait qu’une bonté amusée.
Argan entrouvrit, de ses mains tremblantes, le sac, pour y découvrir le cimeterre, la grenade, la fiole et le pistolet, encore ruisselant de l’eau du puits.
– Vous aviez bien raison de vous débarrasser de tout ça.
Devine, qu’il cherchait, l’avait retrouvé. Elle lui proposa de la suivre. Il lui fit confiance. Ils prirent à droite, prirent à gauche, et puis à gauche, et puis à droite, jusqu’à ce qu’il semble ne plus y avoir ni droite ni gauche, qu’un chemin qui s’oublie et qui mène à bon port.
Argan, encore tout étourdi de sa sortie de la Claye, se tenait sur les quais, au pied de l’Hellébore, le steamer qu’il devait acheminer à Tire, sur la côte de Syrcadie. Les matelots lestaient la soute de palettes de tesselles – classées par couleur –, sous la supervision de Louis Lazul et du second, monsieur Malmène, un vieux marin trapu, aux yeux tristes et au visage joufflu, qui, avec sa large moustache tombante, avait de vagues airs de phoque.
Un membre d’équipage, torse nu, qui portait sur la poitrine un impressionnant tatouage de cumulonimbus, reconnut, aux côtés d’une jeune mulâtre en haillons, le capitaine dans sa tunique. Un gros sac était posé à leurs pieds. Il attira l’attention de ses compagnons sur la scène. La troupe, ses gestes suspendus dans l’étonnement, assistait à un étrange, par trop théâtral, manège.
Argan, qui avait depuis longtemps planifié ce beau geste, s’agenouilla, comme un chevalier qu’on s’apprête à adouber, devant la petite. Il fit serment, d’une voix tremblante d’émotion, qu’elle serait traitée avec des égards semblables à ceux qui reviennent aux instruments de navigation : boussoles et sextants ouvragés, doucement rangés dans des écrins de velours, glissés dans des boîtiers d’ébène. Il enchaînait de grandes phrases.
– Ne vous inquiétez pas pour moi. Je veux seulement apprendre à naviguer les yeux ouverts.
Louis Lazul s’était approché, d’un pas ferme, de son fils, pour lui attraper le bras, comme si c’était un gamin pris sur le fait, et lui enjoindre de se relever.
Malmène criait aux hommes :
– Il n’y a rien à voir, retournez au travail!
La petite fille, qui avait salué monsieur Lazul d’une courte révérence avant qu’il ne se jette sur son fils, souleva le gros sac et s’avança vers le bord du quai pour le laisser tomber dans l’eau.
Plouf!
Louis Lazul, éberlué, avait lâché le bras de son fils.
La petite s’adressa à l’assemblée.
– C’est vrai que nous avons du travail, non? Vous voudrez bien me montrer?
Et elle se retourna pour soulever un autre sac.
Devine s’endormit sur le pont de l’Hellébore. Elle vit Argan, au petit matin, émerger du carrosse de sa mère. Margarete resta cachée au fond de la voiture, figure ombrageuse que le jeune homme se pencha pour embrasser sur le front. Il regarda longuement le véhicule s’éloigner, avant de se tourner vers son navire. Dans son uniforme rutilant, il avait presque l’air brave.
Au lever du soleil, l’Hellébore quittait le port de Roule. Par temps calme, la traversée prenait environ dix jours. Le vaisseau avait à son bord une cargaison de trois tonnes, une vingtaine d’hommes, un capitaine inquiet, et une orpheline sur qui il faisait reposer le succès de l’expédition. Il ne fut pas déçu.
Argan, éprouvé par le mal de mer, peinait à exercer son autorité. Il passa la plus grande part du voyage dans sa cabine. Lorsqu’il ne griffonnait pas des notes dans son journal de bord en prévision d’un ouvrage futur sur ses aventures en mer, il écrivait de longues lettres, qu’il ne posterait pas, à sa mère. Il se faisait apporter tasse après tasse de thé par son ordonnance, Jeudi, à qui il demandait, avec un sérieux délétère, des détails sur la navigation.
Plus tard, quand la fatigue le gagnait, il relisait, les paupières à demi ouvertes, les romans maritimes qui l’avaient convaincu de se risquer en mer, comme autrefois dans sa chambre, en reluquant d’un œil inquiet le hublot où la ligne d’horizon refusait obstinément de revenir à sa place. L’équipage le voyait parfois apparaître, le teint jaunâtre et le pas chancelant, appuyé au bastingage, pour avaler de grandes bouffées d’air, comme s’il espérait, en se gonflant ainsi, pouvoir mieux flotter au milieu de la réalité instable. Quand il se postait dehors, même les mouettes qui rôdaient autour du bateau semblaient voler plus pesamment, s’accordant avec sa mine basse.
Argan tenta de jouer la carte du mystère. L’équipage n’était pas dupe. Trois fois par jour, il convoquait la petite dans ses quartiers pour « recevoir ses ordres », sous le regard insondable de Jeudi, qui se tenait à l’écoute. Elle rassurait Argan sur le bon cours de la traversée. Ce qu’elle lui racontait du voyage de l’Hellébore se mêlait, dans son esprit, avec la substance des fictions qu’il revisitait. Elle retournait sur le pont, circulant de poste en poste, de la timonerie à la salle des machines, rassoyant, en quelques mots bien placés, la confiance de l’équipage, indiquant brièvement la voie à suivre. Les marins l’avaient vite prise en affection, comme un de ces esprits familiers dont les anciens croyaient qu’ils veillaient sur leur foyer.
L’Hellébore prit à bâbord, prit à tribord, et puis à bâbord, et puis à tribord, jusqu’à ce qu’il semble ne plus y avoir ni tribord ni bâbord, qu’un chemin qui s’oublie et qui mène à bon port. Quand le gabier avisa le rivage des Syrques, le capitaine Argan, encore tout chancelant, se tenait à la proue, la jeune fille à ses côtés. Elle revenait au port de sa naissance, les yeux grands ouverts, avec l’allure de celle qui a trouvé sa voie.
Le voyage de retour fut sans embûches. En cale, l’Hellébore rapportait un de ces ballots de pétales, volumineux mais légers, sur lesquels Devine s’était autrefois endormie trois jours et qui l’avaient conduite à découvrir ses dons. Le ciel était bleu, la mer plane. Un doux parfum embaumait le pont, flottait sur les jours de la traversée. Devine allait se poster, les yeux fermés, à la proue. Revenait vers le capitaine, pour lui murmurer quelque chose à l’oreille. Malmène grommelait les instructions de son supérieur. Les ordres circulaient et le navire naviguait sans rencontrer d’écueil. L’équipage s’habituait même à la présence effacée d’Argan. On le voyait de plus en plus souvent sur le pont, son journal sous le bras, le regard mélancoliquement braqué sur l’horizon instable. Jeudi se tenait près de lui, un pot d’encre et une plume posés sur un plateau en main. Les mouettes accueillaient le commandant avec des caquètements enthousiastes. Lui paraissait occupé à autre chose. On ne lui en voulait pas. Il avait entamé l’écriture de La mer de l’Intranquillité, son unique livre, qu’il compléterait en exil à Paranade.
LA MER DE L’INTRANQUILLITÉ
Un mouvement sismique inexplicable, qui puise son origine dans les profondeurs sans fond, secoue le détroit de Patience. Les rives coupantes remuent. Tchac! Roule, d’un coup sec, se détache du continent.
La ville-île tournoie, sans sombrer, dans un incompréhensible bouillonnement. La prose est traversée par les mêmes remous.
Quand le tumulte s’apaise, Roule flotte en haute mer, sur des eaux turquoise, qui reflètent un ciel adamantin, complètement dépourvu de nuages. Au coucher du soleil, elle est nappée d’une lumière irisée, chargée de présages.
Nuit après nuit, la lune s’absente. Une lueur opaline baigne pourtant les rues. La clarté d’un firmament neuf s’affirme. Les savants, réunis dans l’observatoire de la colline Ossipine, tentent de répertorier les nouvelles constellations, d’établir des cartes stellaires. Ils spéculent sur l’existence d’un troisième hémisphère, de mondes à l’intérieur du monde. Dans les tripots du port, les marins, privés d’accès à la mer, décodent les augures inédits du ciel. On baptise mer de l’Intranquillité le plan d’eau inconnu.
Les semaines passent. Les journées reprennent miraculeusement leur cours. Les greniers, les étals des marchands, les garde-manger sont inexplicablement réapprovisionnés, comme si Roule était toujours connectée à son arrière-pays nourricier, ses lignes maritimes. L’atmosphère est au miracle, mais les pauvres continuent d’être pauvres; les riches, riches.
Un jour, un massif nuageux reparaît dans le ciel, comme les contours d’un nouveau continent, flottant, suspendu au-dessus de la tête des citoyens. Simultanément, la lisière d’un rivage apparaît à l’horizon. Un équipage d’impatients s’aventure en barque pour en aborder les rives. On ne les revoit plus. Le livre n’en dit rien de plus, comme s’ils étaient passés au-delà des limites du monde.
Dans l’Observatoire, un collège de savants et d’armateurs se réunit. Ils comptent munir l’île flottante d’un gouvernail, de dresser des voiles sur chaque toiture. Ils imaginent un appareillage fantastique, capable d’infléchir la trajectoire de la ville-île, sa masse minérale, alourdie par la maçonnerie.
Ils progressent, mais un autre mystère s’annonce. Des inconnus – des enfants, des adultes, des familles – commencent à échouer dans les sous-sols des maisons, mouillés de pied en cap, comme si la mer les avait rejetés là. Ils parlent du monde d’avant, de guerres lointaines. Avec leurs histoires, ils se mêlent aux citoyens. La prose poétique, soutenue, du livre cède progressivement la place à une polyphonie, un fourmillement de voix qui semble passer de personnage en personnage, et s’entrelace à des descriptions anodines du quotidien.
Enfin, une nuit, Roule revient. La mer et le ciel s’assombrissent. Une lune floue reparaît. La ville glisse entre les flancs coupants du détroit de Patience, baignés dans une lueur d’éclipse. Elle se rattache au rivage, comme si elle n’était jamais partie. Le lendemain, un tremblement de terre terrible emporte la cité dans les grands fonds. Les citoyens s’enfoncent, au ralenti, dans l’oubli, vers le festin des crabes. La Cathédrale est née. Plus rien ne sera comme avant.
*
Au retour de l’Hellébore, plus rien, à Roule, n’était comme avant. Le vaisseau se fraya un chemin entre les barques à la dérive à proximité du môle.
Les navires avaient déserté le port. Les quais étaient jonchés de ballots éventrés, de marchandises éparpillées et de cordages calcinés. Une grue gisait sur son flanc. Les vitres des cafés étaient fracassées, leur mobilier renversé, leurs mosaïques en mille morceaux multicolores au milieu d’un poudroiement de verre éclaté. Par les portes béantes des entrepôts, des feux encore chauds lançaient des reflets inquiétants.
Les maisons autrefois colorées de la ville affichaient un profil cendreux, morcelé par les flammes. Finies les douceurs pastel des murs, les après-midi limonadeux. La masse d’adobe de la Claye semblait avoir fondu pour se fusionner avec les flancs de la colline Ossipine. Tout en haut, l’Observatoire avait été amputé de son télescope, qu’on était habitué à voir pointer comme un levier vers le firmament. Son dôme argenté était tatoué d’une sinistre araignée de suie, qui laissait supposer que quelque chose avait explosé là-haut pour faire pleuvoir le malheur sur la ville : une immense détonation, dont l’onde de choc avait désarticulé Roule, et dont la radiation lancinante menaçait maintenant de la faire retomber en poussière.
Argan fut le premier à descendre et à sentir, à travers le cuir de ses bottillons, la chaleur de la couche de cendre recouvrant les quais. Il commença, furieusement, à balayer le sol, à la recherche de la ligne de Midi. Son métal était noirci sur toute sa longueur, comme si le feu y avait été mis aux poudres.
Le malheur était-il venu d’en haut ou surgi d’en bas? Était-il imputable au ciel ou aux hommes? Aux alentours, il n’y avait pas âme qui vive. Personne à qui poser cette question sans réponse. Le livre qui résoudrait l’énigme n’était pas encore écrit. Où étaient passés les gens? La population, pour se repentir de ses innombrables différends, de ses violences perpétuelles, avait-elle incendié Roule puis quitté pour de bon la ville? Argan avait l’impression d’avoir navigué pendant des siècles et d’être rentré à une époque qui n’était plus la sienne. À peine un mois lunaire, pourtant, s’était écoulé depuis le départ de l’Hellébore.
Il lui était difficile, au milieu de ce paysage de destruction, de ne pas songer aux profondeurs de la Cathédrale, ce château de sable subaquatique, dont l’ombre rôdait à l’arrière-fond de tous les récits du port. La pellicule poudreuse, noire, qui s’était déposée sur la ville avait quelque chose à voir avec son architecture friable. La Cathédrale, pensa Argan, était remontée des grands fonds, comme un reflet se désengluerait d’un miroir, pour venir étouffer le monde qui l’avait rêvée, l’avaler dans son écho béant, sans fond ni fin. Elle avait voulu continuer son histoire sur terre.
Argan, qui ne disait mot, prit les devants. Devine lui emboîta aussitôt le pas. Les hommes de l’équipage les suivaient, à la queue leu leu, coutelas tirés, avançant précautionneusement à travers les rues désertées. Ici et là, des silhouettes furtives, dépenaillées, commencèrent à apparaître. La vue de figures humaines, aussi lamentables fussent-elles, était réconfortante. C’était surtout des grand-mères, incapables de se mouvoir, qui avaient survécu dans les recoins des maisons. Elles bredouillaient, à l’approche des inconnus, des discours sans queue ni tête. Elles semblaient avoir oublié qui elles étaient, et même quelle langue elles parlaient. Les visages étaient difficiles à déchiffrer sous leur déguisement de cendre. Les marins les débarbouillaient, en quête de traits connus. Et, sans le sésame d’un nom, ou d’une histoire, ces femmes auraient tout aussi bien pu n’être personne, simples messagères d’un malheur qui conspirait à les effacer de la mémoire du monde.
Qu’était-il arrivé? Dans La mer de l’Intranquillité, les savants discutent d’une « étoile noire », d’un « poids d’oubli », tombé sur la ville, dont l’explosion aurait provoqué une réaction en chaîne, une mutation psychogénétique, capable d’effriter la mémoire et d’entraver les facultés narratives. L’Histoire, les histoires en perdaient leur chemin. Les citoyens ignoraient leurs noms, s’égaraient en eux-mêmes. Ils ne reconnaissaient même plus leur reflet, se livraient, à leur insu, à des actes de violence, en oubliaient leur famille et leur mère, pour partir aux quatre vents. Ils survivaient, sans mémoire ni parole, à leurs excès, dans d’autres vies que les leurs. Ils ne seraient plus jamais eux-mêmes.
Argan n’avait pas eu besoin de parler. Devine savait où il comptait mener la troupe. Ils prirent à gauche, prirent à droite, et puis à gauche, et puis à droite, jusqu’à ce qu’il semble ne plus y avoir ni droite ni gauche, qu’un chemin qui s’oublie, et qui revient à soi. Un à un, les marins rejoignaient les restes de ce qui avait été leurs demeures, pour fouiller les décombres à la recherche de traces, de signes de leur vie d’avant.
Quand ils parvinrent aux portes de la ville, par-delà lesquelles s’étend le damier des grands domaines, Argan donna congé à Jeudi. L’ordonnance salua son commandant d’un hochement de la tête et s’éloigna sans un mot vers la ville noire. Il fit une petite révérence à l’intention de Devine. Ils le regardèrent, sa livrée noire couverte d’une couche seconde de poussière, se confondre de loin en loin avec le paysage cendreux. C’était l’homme de tous les effacements.
À l’aboutissement de leur pèlerinage à travers la ville vidée, Argan et Devine parvinrent seuls devant la grille du domaine des Lazul-Traum und Praxis. Elle était restée entrouverte. Ils ne disaient mot. Au son des craquements étouffés du gravier, leurs pas s’imprimaient dans la cendre accumulée. Elle avait effacé toute trace de la réalité qui aurait pu la précéder. Argan s’accrochait à l’image de l’équipage de sa mère, traçant deux sillons dans la cendre chaude, fuyant au loin, sous la ramure noircie de l’allée de cèdres.
Dans les halls de la maison, le malheur semblait avoir pris des précautions. Une couche uniforme de cendre recouvrait le plancher et le mobilier. Les pas du capitaine et de sa navigatrice continuaient de s’imprimer dans l’étendue immaculée. Il n’y avait pas, à la grandeur de la maison, âme qui vive.
Argan pensa : page vierge. Il voulut revoir la bibliothèque où il s’allongeait autrefois sur le tapis pour lire ses romans d’aventures. Son père Louis, qui n’avait jamais eu l’esprit pour ce genre de lectures, travaillait à son bureau, ses lunettes demi-lunes perchées sur le bout du nez, un verre à portée de main, penché sur ses livres comptables et ses contrats. Aujourd’hui, les hauts rayonnages étaient à demi vidés, et les pages calcinées, mélangées, des livres gisaient, éparpillées comme des feuilles mortes sur la couche de fraisil.
Maman. Dans les quartiers de sa mère, le lit à baldaquin reposait sous un impeccable linceul de cendre noire. Argan ouvrit la porte dérobée qui menait au vestiaire. Les robes, les manteaux et les écharpes de Margarete de Traum und Praxis pendaient là. Il choisit quelques robes, les plia délicatement, puis les donna à Devine.
– C’était à ma mère. Penses-y quand tu les porteras.
Ils demeurèrent dans la chambre de sa mère, à regarder le ciel rougir. Devant la vitre, le vent remuait la cendre entre les branches. Quelqu’un qui se serait tenu dans le jardin aurait vu, à la fenêtre, les reflets d’une adolescente immobile derrière un jeune homme. Puis la lumière se serait estompée. Des nuages ouateux, nimbés des premiers rougeoiements du crépuscule, se garderaient de tout commentaire. Le soir venu, Roule pourrait finir de tomber en cendre, rongée jusqu’à la moelle par ses histoires.
–
Des rationalistes, des enquiquineurs, des empêcheurs de raconter en rond voudront faire valoir que tout ce qui précède n’est jamais arrivé, est pure fabrication, fadaises ou, pis, mensonge éhonté. Ils vous diront, non sans une note de reproche, que cela n’aurait jamais pu se produire, puisque Roule n’est, de mémoire d’homme, jamais tombée en cendre (pas plus, d’ailleurs, qu’elle ne s’est détachée du continent pour partir à la dérive sur une mer sans lune). Ils ajouteront, avec impatience, qu’on n’a jamais su qui se cachait sous le nom de plume d’Argan, et que celui qui le porte, s’il est bel et bien poète, n’a sûrement jamais été capitaine. Un rocher ne flotte pas, et il ne suffit pas de lancer des bâbord et des tribord pour faire croire qu’on entend quelque chose à la navigation. Si la conversation (très mal entamée) se poursuit, on vous affirmera que, si elle a véritablement épousé un armateur de Roule (un Luis Lupes, et non pas un Louis Lazul), et vécu dans un vaste domaine au sud de la Claye, la richissime Margarete de Traum und Praxis n’a jamais eu de descendance (selon l’interlocuteur, elle sera soit stérile, soit fondamentalement opposée à la chose). Peu importe. À ce stade, mieux vaudra interrompre la discussion, éviter les différends, les mots durs. Partez en paix, en saluant poliment votre vis-à-vis, réglez la note si vous en avez les moyens, souhaitez-lui bonne soirée, bonne chance, et laissez la pensée de ces histoires vous ramener, de rue en rue (prenant à gauche, prenant à droite, et puis…), à la réalité de Roule.
J’espère de tout mon cœur que vous rejoindrez, au bout d’un chemin qui s’oublie, le pont du Patience, où Générale Mère vous apparaîtra dans toute sa splendeur, vêtue, avec une assurance plus qu’enviable, d’une longue robe de soirée pourpre, qui a sans aucun doute appartenu à une absente. Avouez qu’elle lui va à merveille, et qu’en cet instant, toutes les raisons de la suivre semblent bonnes.
Kyrille – Fédération d’États du nord-est de la mer Alantéenne. Plavaniye – Destroyer de la flotte kyrille. Littéralement : l’Ours nageur. Commandé par le colonel Pykreti, dit l’homme de glace. Sokouline – Archipel de la mer Alantéenne, à la limite des eaux territoriales kyrilles. Site d’un camp de réfugiés. Sudonie – Ville de Paranade, dans l’hémisphère sud, sous tutelle militaire après un coup d’État. Zvola Stelo – L’Étoile solitaire. Station-radio orbitale d’origine non identifiée. « La fréquence de la fin du monde », selon le mot de son unique disc-jockey.
Si le sous-sol du détroit de Patience était si friable, et que ses rochers étaient capables de couper à travers les plus puissants alliages, dans quoi s’ancrait le bateau-feu ? C’est le genre de questions que je parvenais à bredouiller, tant bien que mal, du fond de mon mal de mer, au docteur Planche lorsqu’il passait me voir à l’infirmerie. Le moindre rire coûtait à mes côtes cassées, mais je m’amusais tout de même à souligner son manque d’esprit scientifique.
Il me le rendait bien. Il m’assurait, en rajustant ses lunettes, que le Patience était autrefois amarré à une épave, elle-même rattachée à une autre épave, et ainsi de suite, jusqu’à on ne sait plus où, comme dans ces cosmologies où le monde est en équilibre sur le dos de quatre éléphants posés sur la carapace d’une tortue qui nage dans le vide. Il avait donc fallu payer le prix de tous ces naufrages pour enfin rendre le passage praticable.
– Ce n’est peut-être pas très scientifique, mais je ne vois pas comment ça pourrait être autrement, ajoutait-il, d’une magnifique mauvaise foi.
C’était un colosse au crâne chauve, aux mains immenses, qui donnait l’impression d’avoir été sculpté dans le marbre avant de prendre forme humaine. Il se disait ravaudeur, et ses gestes, malgré ses doigts épais, ses paumes râpeuses de boxeur, à la peau tendue comme celle d’un tambour, étaient d’une dextérité hallucinante. Il avait la prestance d’une pierre. Il était gaucher, et il avait pris l’habitude, au moment d’entamer une intervention, de laisser planer la dextre au-dessus de la poitrine de ses patients, comme un sourcier ou un joueur de thérémine manipulent un champ magnétique. Il suffisait qu’il effleure l’air ambiant pour qu’on sente un poids immense, une autorité matérielle, dont l’évidence détournait la pensée du mal, et de l’opération à venir. Le geste, qui aurait pu vous apeurer, avait un effet calmant. Il penchait alors son visage vers vous, avançait, de sa main gauche – la sinistre, n’est-ce pas –, la lame étincelante de son instrument de la marque, et cette intimité imposée vous forçait à apprécier l’étrangeté de son regard, qui, vu la grandeur et la masse considérables du docteur Planche, n’était pas discernable à distance courante.
Le gigantesque docteur portait de minuscules lunettes cerclées d’or qui mettaient en relief ses iris, l’un vert, l’autre jaune (heterochromia iridis), et ses pupilles étaient d’un diamètre inégal (anisocoria). La droite était incapable de se contracter, tendue dans un effort constant, avalant, à toute heure du jour, le moindre lambeau de lumière. Le docteur Planche, qui était très myope, était également atteint de strabisme. Lorsqu’il les clignait, ses yeux mal alignés semblaient momentanément s’effacer de son visage, comme s’ils avaient sautillé, un instant, hors du moment. On n’avait pas le temps de quitter ce visage embrouillé par l’extrême proximité qu’on voyait le docteur Planche, en périphérie, retirer l’ustensile étincelant et qu’on l’entendait déclarer, de sa voix nasillarde, l’opération complète. Il se mettait alors à refermer la plaie en sifflant, avec l’application tranquille d’une couturière à son ouvrage.
J’appris plus tard qu’il avait fait sa médecine à l’Université de Malmöss, après un passage remarqué à Polytechnique, où il s’était, selon ses propres mots, « trouvé un hobby ». Il portait, en tout temps, sous son sarrau médical, une salopette de mécanicien et, lorsqu’il ne veillait pas les malades, il aidait les machinistes à colmater des fuites, à calibrer les moteurs dans la cale, à entretenir le phare ou les instruments du pont. Ses poches étaient bourrées des outils de sa double vocation et, au moment d’une chirurgie, il en tirait parfois, à la blague, un tournevis, une réglette ou un vilebrequin, avant d’approcher la main calmante vers le patient et de passer aux choses sérieuses.
J’étais confiné dans l’infirmerie depuis que l’équipage m’avait repêché. Le Patience profitait alors de son passage près d’une zone poissonneuse pour se refaire des provisions. J’étais remonté dans les filets, au milieu d’une grosse prise de gades. Sur le pont, je frissonnais, avec des tremblements d’épileptique, parmi les morues, les merlans et les lottes qui clapotaient lâchement en attendant l’étouffement. J’entendais le piaillement désordonné des oiseaux, le caquètement des mouettes, mêlé à des notes pépiées, qui n’avaient rien à faire là et ajoutaient encore à ma confusion. L’équipage n’avait même pas eu besoin de me réanimer. Je faisais de l’hyperventilation, avalant l’air marin à grandes goulées rauques. Générale Mère se penchait sur moi, avec cette mine sérieuse qui affirmait : « Je suis prête à tous les miracles ». Le docteur Planche, qui, bien qu’accroupi, dépassait d’une tête la moitié des marins, tenait son énorme main droite, pacificatrice, au-dessus de mon thorax, rythmant la cadence de ma respiration en levant et abaissant sa paume.
L’éclairage du phare du Patience additionnait des reflets ambrés à la lueur de la pleine lune. Nous flottions dans une nuit aigue-marine, sans nuages. J’eus la pensée affolante que j’avais oublié mon nom au fond de l’eau et que, si je ne retrouvais pas, dans les plus brefs délais, mon souffle, et ma parole, je ne serais plus jamais moi-même. Je tentais, la bouche en O, d’articuler un Anatole…
J’aspirai une bouffée d’air inespérée. Je revins à moi. Le mal de mer me gagna aussitôt. Je rendis longuement une bile saumâtre, chargée de sel marin. Puis je sentis une vive douleur à la poitrine, qui me fit croire que j’étais saisi d’un infarctus. Le docteur Planche se pencha vers moi pour me pacifier. Son corps jetait une ombre aussi ample qu’une couverture. J’avais l’impression d’être seul avec lui. Il murmura.
– Je ne sais pas si nous parlons la même langue. En tout cas, vous vous êtes fissuré quatre ou cinq côtes. Nous allons veiller sur vous.
Il aurait pu dire n’importe quoi. Mes yeux, en fixant les siens, se mirent à loucher. Le docteur Planche me souleva avec soin, sans brancard, pour m’amener à l’infirmerie. Et je m’évanouis, la tête blottie contre son torse comme un nouveau-né. Ces blessures étaient le prix à payer, je supposais, pour mon épisode de liberté sous-marine.
On ne s’expliquait pas, à bord du Patience, comment j’avais pu survivre si longtemps sous l’eau, ou par quel raccourci miraculeux j’avais pu passer pour me retrouver à voguer en pleine mer Alantéenne, à mille kilomètres du Bjergljós ; on l’acceptait.
J’étais tenaillé en observant, prostré dans mon lit de l’infirmerie, l’horloge murale par l’illusion de revoir une autre horloge, aperçue dans les couloirs de la montagne-école. J’avais la sensation que le temps, borgne, braquait sur moi son œil unique, qu’un filament nerveux, tendu comme un élastique atteignant son point de rupture, liait les deux cadrans, pour venir m’hameçonner la pupille. Alors que le docteur Planche était sur le point de me quitter après ses examens de routine, je me résolus à demander, en m’accrochant à son bras, avec une insistance qui me gênait plus qu’elle ne l’inquiétait, quel jour et quel mois on était. Il me rappela l’année en rigolant puis j’appris, à mon grand désarroi, que « nous étions encore hier », à quelques heures à peine de ma descente dans les souterrains de la Montagne immatérielle.
J’avais cru, non, j’avais voulu me soustraire à la réalité. Je m’étais retrouvé ici, au large. Je fus pris de vertige. J’essayai de me relever. Le docteur Planche me retint, d’un geste prompt de sa main formidable. De nouveau, je vomis. Je m’étais, selon toute évidence, échappé de la durée ordinaire. Où étaient passées mes heures perdues ? Dans les jours qui suivirent, je fus obsédé par des calculs incessants, comme si le temps, pour continuer de s’écouler, dépendait de mes comptes. Le docteur Planche, quand il revenait consulter mon dossier de patient, trouvait, griffonné à son revers, une algèbre sans solution où se répétait le dessin naïf d’une face d’horloge, ses aiguilles réglées à des heures équivoques, toujours différentes.
– Un de ces jours, il faudra que vous m’expliquiez. Je ne parle pas mathématique.
J’étais un peu gêné de mon obsession et je préférais éviter d’aborder frontalement la question.
– Pour faire passer le mal, il faut bien passer le temps.
J’allais être confiné pendant des semaines dans l’infirmerie, à ressentir les remous de la mer et à m’imaginer suspendu au milieu d’un grand vide. Je ne savais pas vraiment où j’étais, sauf à bord du Patience. Générale Mère, comme toute bonne capitaine, se réservait le droit de révéler ou non la course et la localisation exactes du navire. C’est un signe de confiance dans le commandement que d’accepter de voyager à l’aveugle. Le docteur Planche, quand je le questionnais sur notre position, avait la même réponse pince-sans-rire que le reste de ses compagnons.
– Je ne sais pas, demandez à la générale.
Cette attitude de dénégation a grandement contribué à tempérer mes angoisses. L’équipage avait beau être habitué aux histoires de pêche, je trouvais que la mienne était difficile à croire, et leur détachement quant aux circonstances miraculeuses de mon arrivée à bord me paraissait pour le moins suspect. On aurait pu me faire une réputation de menteur, ou de mutin, échappé après quelque incident criminel – insubordination et mort d’homme, qui m’auraient valu la planche à bord du vaisseau que j’avais fui. Mais non. Mes compagnons de voyage semblaient accepter qu’il n’y aurait pas d’autre raison pour mon apparition que celle qu’avec le concours de la mer, je leur avais offerte. Le docteur Planche, chaque fois que je lui confiais mes inquiétudes, me resservait l’adage salutaire qui avait cours chez l’équipage du Patience.
– En mer, la mer est la seule explication valable.
Mes hantises prirent vite une forme plus concrète. Je fus visité, dès ma première nuit à l’infirmerie, par une apparition. Je m’étais à demi éveillé avec l’impression d’entendre, par-delà la paroi, une berceuse chantonnée par une femme. Cette voix m’était familière, et cet air, comme s’ils avaient été ceux, depuis longtemps enfouis dans ma mémoire, de ma nourrice ou de ma mère. Mais quelque chose clochait. Mon sentiment ne tenait pas tout à fait, et j’approchais un peu plus la tête de la cloison de fer de l’infirmerie, concentrant toute mon attention sur cette mélopée nocturne.
Puis la musique – je me croyais à un doigt d’en percer le secret – se tut, et je me retournai dans mon lit pour voir une gamine debout à mon chevet. Je pouvais deviner sa silhouette dans la lumière lunaire qui filtrait par l’unique hublot. Elle portait l’accoutrement ordinaire des marins : marinière et pantalon de coton bleu, à larges jambes, beaucoup trop grand pour elle, ourlets roulés, ré-enroulés, une ceinture de corde nouée à triple tour à la taille, un ample manteau de lin rude jeté sur les épaules. Elle était couverte, de pied en cap, par une couche huileuse. Un détail jurait avec l’ensemble : sa tignasse, que je devinais rousse, avait été ramenée en une queue de cheval et dessinait une houppe impeccable. Elle avait manifestement déployé beaucoup d’application à préserver sa chevelure de la saleté, comme s’il s’agissait d’une question d’honneur. Sous cette coiffure parfaite, les rayons de lune jouaient sur une face maculée, où on pouvait distinguer la diagonale rosée d’une longue cicatrice, qui remontait du col de son maillot à sa joue gauche, pour disparaître sous un cache-œil. Cette marque violente me faisait redouter le pire – un œil perdu à l’issue d’une punition sadique, de quelque combat inégal. Elle avait l’air farouche sous sa chevelure soignée : des traits poignants, colorés de détermination et de tristesse. La vision n’a duré qu’un instant. Le temps que je cligne les yeux, et elle n’était plus là.
Je me rendormis en me demandant quand avait cédé la paroi qui sépare le monde éveillé de celui des rêves. Lorsque le jour poindrait par le hublot, je ne me souviendrais pas de la moindre note de la berceuse qui l’avait annoncée.
La jeune fille revenait, m’apparaissant à la faveur de ces intervalles confus, entre sommeil et éveil, où je ne savais plus bien où j’étais. À l’aube, j’en oubliais l’horloge, et je passais les heures diurnes à griffonner, au revers de mon dossier de patient, les notes de la chanson irretrouvable. J’oscillais, entre le jour et la nuit, d’une absence à l’autre.
L’obscurité se recomposait. Je dormais, ne dormais pas. Je croyais réentendre la lancinante musique, de plus en plus sourde et lointaine, puis la gamine était de nouveau là, à me scruter de son œil marron, une ombre qui aurait pris forme humaine. Quand elle m’apparaissait, les remous du mal de mer semblaient tempérés. J’avais l’impression que le Patience ne bougeait plus, sur une mer lisse comme un miroir, ou qu’il flottait au fond d’une nuit universelle, ancré dans rien, son phare, une étoile unique, irradiant l’espoir au creux du néant. Je n’avais pas la force, dans ces étranges moments d’accalmie, d’appeler le docteur Planche.
Plus tard, la gamine se mit à me parler, à sa façon. Elle leva la main droite pour me saluer. Il ne lui restait que le pouce, l’index et le majeur. Le nécessaire pour célébrer la paix, ou la victoire. Elle désignait ses yeux, comme pour me dire : « Tu me vois bien ? », puis posait le doigt sur ses lèvres : « Surtout, n’en révèle rien. »
Le mal de mer implique un désagréable dérèglement de tous les sens. Les mécanismes de la perception s’en trouvent ramollis, puis dissous. Les signaux de nos systèmes internes sont empêchés, ralentis. Les mouvements s’opèrent avec une mollesse rêveuse. Le malade se sent flotter dans son corps, comme si sa conscience s’était détachée de son siège, à la dérive dans un intérieur liquéfié, pareille à la bulle d’un niveau trompeur, incapable de retrouver le point d’équilibre. La sensation de soi s’y approche de celle d’un ulcère. Si vous avez déjà ressenti, en vos tréfonds, ces vides bilieux qui creusent dans l’estomac une absence impossible à combler, obsédant la pensée, vous savez de quoi je parle. Je ne souhaite à personne de faire l’expérience de cette analogie. Je me dis aussi, exagérant sans doute, que le mal de mer est une condition proche de celle du grabataire maintenu en vie par une chimie lourde.
Le malade de mer, s’il tente de se lever, titube dans un état semi-somnambulique, qui n’a ni la solidité de l’éveil ni la profondeur du sommeil. La ligne d’horizon désaxée appelle à un effort appuyé de rectification, une compensation musculaire de tous les instants. Les jambes pétillent d’un tremblement incontrôlable. Elles emmagasinent la fatigue d’une tension soutenue. Il ne la percevra qu’une fois de retour sur la terre ferme ; à bord, il faut tenir. La conscience, épuisée par ses tentatives vaines de redresser le tableau, vacille. Il suffit que le malade s’allonge pour qu’il s’assoupisse. Des visions de villes, d’amis perdus, d’un monde plus stable, plus aisément présent, se glissent dans les interstices de sa pensée, entre la volonté de l’éveil et le désir de sombrer dans un sommeil profond. La réalité de la terre ferme se teinte, en mémoire, d’une grisaille fantomatique, parfaitement accordée avec la couleur irréelle des rivages qui s’éloignent en moussant comme la crête des vagues dans le lointain, pour atteindre à la minceur de la commissure des paupières, puis s’évanouir. Impossible, en haute mer, de profiter du confort lyrique des plages, qui permettent de considérer la houle depuis la sécurité d’un point de vue fixe, les orteils plongés dans la chaleur granuleuse et rassurante du sable.
Dans un tel état, on est porté à en déduire que le mouvement naturel de l’océan n’est pas celui de la conscience. Il est alors difficile de résister à la tentation d’affirmer que le monde est un tissu sans repos et que ce sont nos pensées, et nos corps, qui nous trompent sur sa nature véritable.
Je ne saurais m’empêcher de tirer des conclusions métaphysiques de ces observations : c’est à de tels sauts, je crois, qu’on doit le pouvoir rédempteur de la métaphore. Si je calmai finalement mes doutes sur le caractère miraculeux de mon apparition à bord, et sur les visites impromptues de la gamine, c’est en me disant qu’il n’y avait qu’elle pour savoir creuser pareils tunnels de rien à rien.
Parfois je rêvais que je nageais dans une nuit chargée d’étoiles innombrables, méconnaissables.
Une longue plage de sable blanc, dont les limites s’égaraient dans la pénombre, s’étendait derrière moi. Je laissais mes vêtements sur un rocher. Je me dirigeais vers le large, en pensant : Je dois réconcilier l’obscurité bleutée qui est en moi avec la noirceur qui m’entoure. Et j’enfilais brasse après brasse, vers le ciel constellé de lumière. Je savais que je devais me concentrer, conserver mes forces, au risque de voir mon âme se dissiper dans toutes les directions. J’avais l’assurance que, si je continuais, je rejoindrais, finalement, la chambre où je m’étais abandonné.
Puis le firmament s’évanouissait. Devant moi, un point unique brillait. Le Patience, qui m’attendait. Bientôt, des mains assurées me hisseraient à bord, léger et liquide comme une ombre. J’avais honte de me présenter nu sur le pont. Je décidais de rebrousser chemin, de récupérer mes vêtements sur le rocher.
Je tournais le dos au navire. Je m’égarais dans une noirceur d’encre, où je nageais sans arrêt. Je pleurais, d’effort ou de tristesse. Le mal de mer est le mal du pays, amplifié à l’échelle de l’univers.
Je fus fidèle à la promesse faite à la gamine et ne révélai rien de ses visites nocturnes au docteur Planche.
De temps à autre, j’ouvrais les yeux, et il n’y avait personne, que l’horizon instable, sur son cheval à bascule, qui se jouait de moi par le hublot. D’autres fois, elle se tenait de nouveau là, à me dévisager. Comme si elle cherchait une assurance au fond de mon regard. Je suis timide. J’étais gêné de cette attention trop franche. Mais, après un moment, je n’arrivais pas à me retenir de rire, ce qui a nettement contribué à alléger l’atmosphère entre nous.
J’étais de plus en plus convaincu de la réalité de ma visiteuse, et de la nécessité d’accepter ma présence ici. Une nuit, j’ai sursauté en la remarquant, complètement immobile, perchée sur une jambe dans un coin de la chambre, un bandeau passé sur les yeux, dans une posture proche de celle du héron. Elle sifflotait, tout bas, la petite chanson que j’avais entendue à travers la paroi. Je reconnus immédiatement, dans sa pose, un des exercices de conscience imposés aux pensionnaires du Bjergljós. Se pouvait-il que cette gamine fût partie, dévalant la longueur herbeuse de la Pente analogue, vers le vaste monde et se fût égarée en plein désastre ? Cela semblait probable. À la vue de ses blessures, le serment de ses instituteurs au moment du grand départ, « Le monde attend de te retrouver », résonnait d’une tonalité sinistre. Mais il reprenait tout son sens dans l’acte de sauvetage du Patience, le geste, tant miséricordieux qu’aléatoire, qui avait fait en sorte qu’elle ou moi nous retrouvions, sains et saufs, ici, à l’abri d’un navire dont on peut croire le confort, dans certaines conditions surnaturelles, aussi certain que celui d’une berceuse.
Les visites mystérieuses de la gamine me semblaient maintenant aller de soi. De jour en jour, et de nuit en nuit, sans trop savoir comment, nous arrivions à quelque chose.
Elle ne disait mot. Elle avait tendance à pincer les lèvres, et à faire la moue. Une nuit, la petite chanson ne revint pas. Je soulevai plutôt les paupières pour la voir gesticuler de ses huit doigts, m’adressant un message dans un langage signé, que je ne parvenais pas à déchiffrer.
Elle répétait, inlassablement, la même séquence. Poings fermés, paume gauche ouverte, index droit levé.
Je compris, encore une fois, que je ne comprendrais pas. Puis j’eus la bonne idée, du fond de ma mollesse, de l’imiter.
Elle hocha la tête en signe d’approbation, avec cet air gravissime qui ne la quittait jamais, et qui me la rendait profondément sympathique. Je reproduisis son manège, aussi machinalement qu’on se met à compter des moutons, jusqu’à ce que le sommeil de nouveau me gagne.
À son retour, je décidai, moi aussi, d’inventer un langage. Paume gauche ouverte, paume droite ouverte, poings fermés, index levés, qui se rejoignent, s’éloignent, le plus vite possible. En même temps, je marmonnais du bout des lèvres, en m’assurant qu’elle ne pourrait rien décoder.
Elle me suivait des yeux, sans ciller. J’avais souvent vu cette expression chez les collégiens du Bjergljós, alors qu’ils absorbaient les leçons de leurs maîtres. Ç’avait dû être une bonne élève. Elle finit par s’apercevoir que je racontais n’importe quoi et hocha la tête de droite à gauche, indiquant que « non, Anatole », cela ne collait pas. Je ris. Et je fus content de deviner, un bref instant, le V vague d’un sourire s’esquisser sur sa bouche pincée. Je crus qu’elle allait me dire quelque chose. Je vis poindre, entre ses lèvres, un moignon de langue coupée.
Elle fredonna de nouveau doucement la chansonnette qui filtrait par la cloison de fer, ou une chanson qui lui ressemblait. J’arrêtai de gesticuler pour bien l’entendre. J’ignorais d’où venait cette musique brisée, maladroite et fragile, ou à quoi exactement tenait l’émotion qu’elle me faisait ressentir. Mon amie muette la répétait encore et encore, un chant qui semblait ne devoir jamais finir, jamais commencer. En l’écoutant, je me mis à pleurer à chaudes larmes, sans trop savoir pourquoi. J’aurais voulu que cette jeune fille, qui n’avait rien demandé au monde qu’une chance de vivre sa vie, puisse redevenir entière.
Son visage se referma. Elle arrêta de chanter. Elle reprit son message codé – poings fermés, paume gauche ouverte, index droit levé, puis pointé vers moi. Je l’imitai, en continuant de pleurer à grands sanglots. Elle hocha la tête et elle s’éclipsa. Hop. Dans les ombres, on ne sait ni où ni comment.
Je ne comprendrais que plus tard l’importance de ce que j’avais appris là. Il me fallait accepter que les explications, comme les pleurs, viennent seules, ou ne viennent pas. Et que, si la gamine était ainsi venue, revenue à mon chevet, c’était pour me guérir de mon impatience.
*
Je voulais me rendre utile à bord. Dès que je fus assez fort pour ne pas m’effondrer après dix pas, je répondis à l’appel de Générale Mère par l’interphone et rejoignis l’équipage convoqué sur le pont.
L’heure bleue fonçait le ciel autour du navire. La lampe du phare colorait notre assemblée d’un éclairage vert-de-gris, une bulle d’éclat électrique, qui nous couvait, nous protégeait au milieu de la nuit, l’océan immenses. Je me tenais au milieu d’un groupe d’une quinzaine d’hommes et de femmes dans des uniformes de fortune, d’une inventivité réjouissante. Ces gens, de toute évidence, prenaient au sérieux leur rôle. Si je peux parler d’uniforme, c’est que leurs accoutrements – aussi élimés, raccommodés, rapiécés et censément dépareillés pussent-ils être – exprimaient une individualité résiliente, entièrement dévouée à une cause commune. Chacun avait travaillé son apparence – une breloque en guise de médaille, une pièce de tissu coloré en manière d’insigne de grade – pour se conformer à l’esprit de corps. Ils portaient leurs hardes avec noblesse. Et, même en l’absence de marques ou de cicatrices visibles, il suffisait de s’attarder un instant à leur regard, à leur posture, pour croire qu’ils cachaient, sous leurs vêtements et dans leurs consciences, de sérieuses blessures. C’est la plus belle armée que j’aie vue. La seule que j’aie aimée. Moi aussi, j’avais ma place au milieu de la congrégation d’éclopés, d’estropiés, d’esseulés, que Générale Mère avait repêchés au fil de sa navigation. Je redressai l’échine dans la mesure où mes côtes, encore fragiles, me le permettaient et je levai les yeux avec eux.
Notre capitaine marchait lentement, de long en large, sur le gaillard surplombant la cabine de pilotage, tirant de pensives bouffées de cigarillo. Nous attendions qu’elle se prononce. Elle portait, sous une veste ample, brodée d’écussons, où pendillaient breloques, hameçons et talismans, une longue robe pourpre, qui épousait avec un glissement chatoyant chaque mouvement de son corps filiforme. Ce vêtement s’accordait à merveille avec sa peau sombre. Une telle tenue, qui aurait, chez une autre, pu accuser une certaine fragilité, amplifiait le sentiment d’assurance qui se dégageait d’elle.
À l’arrière du pont, le docteur Planche se tenait, les bras croisés, scrutant l’obscurité au-dessus de sa tête. Un des panneaux de l’habitacle hexagonal qui abrite la lumière du Patience battait au vent, mais c’est vers l’autre mât que son regard était tourné. Les bateaux-feux sont habituellement équipés d’un phare auxiliaire, en cas de défaillance de l’équipement principal. Il n’y avait plus de phare au bout de ce mât de secours.
Le caisson cabossé, aux vitres cassées, qu’un tir égaré avait dû atteindre à quelque moment de la traversée périlleuse, hébergeait plutôt une nichée d’oiseaux terrestres emportés à bord, comme tous les membres de l’équipage, à l’abord des zones sinistrées. Ils ne quittaient plus le pont. Les oiseaux du Patience comptaient un trio d’hirondelles vieillissantes, qui semblaient virevolter au ralenti, un canari perpétuellement ébouriffé, qu’on aurait dit tout juste sorti d’une explosion, un geai dont le plumage, outre une crête d’un azur éblouissant, avait mystérieusement viré au noir, une grive au vol déglingué tellement elle s’était cognée contre les vitres du navire, deux sansonnets, couinant sans relâche, comme s’ils étaient dans un état d’alerte continu, une alouette qui grelottait nuit et jour de quelque froidure imperceptible, une minuscule mésange qui, sous sa cagoule noire, affichait un air d’indifférence catatonique, et une tourterelle qui, à chaque aube, recrachait sur le pont un épais lait jaune destiné à sa portée disparue, puis hululait comme une chouette pour éveiller l’équipage. Je la soupçonnais d’être amoureuse du gros pigeon voyageur, qui répondait au nom de Louie [lwie], qui veillait comme un coq sur leur assemblée.
Lorsque nous naviguions en haute mer, Louie quittait rarement son nid. On le voyait parfois picorer d’un pas lourd une poignée de graines qu’on avait éparpillées à son profit. Les oiseaux de bord plongeaient pour le rejoindre, formant un chœur piaillant, joueur, autour de Louie. Par la force de leur voisinage, une forme de chant commun, qui empruntait aux particularités sonores de chaque espèce, s’était imposée à eux et leur permettait de coordonner leurs actions. À ces moments, les goélands et les mouettes, toujours affamés, n’osaient pas trop s’approcher, malgré qu’ils aient été plus gros, et bien plus nombreux. Ils attendaient, pour se ruer sur les restes, que Louie remonte, de quelques coups d’aile flegmatiques, jusqu’à son perchoir, suivi des hirondelles tournoyantes. Une théorie avait cours, parmi l’équipage, selon laquelle les mouettes, l’ayant vu prendre son envol, un message à la patte, avaient conclu que Louie, affublé d’un accessoire humain, était un des nôtres ; ses semblables réagissaient donc en sa présence avec la même déférence irrationnelle qui les garde de se liguer contre nous pour nous griffer le visage et nous arracher les cheveux.
Je ne peux pas évoquer Louie sans penser à son gardien, qui allait jouer un rôle héroïque dans la suite des événements. L’oiseau messager était placé sous la garde de Soudek, l’officier de liaison du navire. Ce soir-là sur le pont, il attendait stoïquement, aux côtés du docteur Planche, les mains dans les poches de son pantalon court, manches de chemise retroussées sur des avant-bras parfaitement lisses. Il portait encore, passé autour du cou, le casque d’écoute en bakélite qui était l’attribut essentiel de son travail. Soudek avait vieilli dans son costume d’écolier. C’était un homme de petite taille, un brin bedonnant, au visage stoïque, figé entre la fatigue et l’amusement. Il pommadait ce qui lui restait de cheveux en un aileron lustré, qu’il ramenait au ras de l’oreille droite. On aurait pu croire, tant sa coiffure semblait régulière, que sa chevelure, arrivée là, avait décidé d’arrêter de pousser.
Soudek bredouillait un pidgin que son zézaiement rendait encore plus difficile à saisir. Il produisait de la salive à l’excès et, dès qu’il ouvrait la bouche, on aurait dit la friture d’une radio qui ne trouve pas sa fréquence. Je suis d’avis qu’il le faisait un peu exprès. Ce polyglotte, amoureux des langues, se démenait pour toutes les parler à la fois. Comme les autres membres de l’équipage, il s’était retrouvé à bord à la faveur d’un détour dangereux. Générale Mère l’avait repêché, endormi dans une barque chargée de livres, leurs pages gonflées par l’humidité. Il avait été bibliothécaire dans la ville de Sudonie, en Paranade, et avait fui le coup d’État qui avait coûté la vie à la majorité des intellectuels du pays, ou à ceux qui leur ressemblaient (par exemple, parce qu’ils portaient des lunettes, ou affectionnaient l’écharpe), et mené à la transformation des bibliothèques publiques en quartiers généraux des apparatchiks. Soudek était, à l’écrit, un maître ès concision, qui dessinait des lettres aux contours si nets qu’on aurait dit des caractères d’imprimerie. Il travaillait dans un local attenant à la cabine de pilotage, à un minuscule secrétaire qu’encombrait la radio à ondes courtes. Il s’appliquait à son travail avec l’attention d’un copiste, répertoriant les transmissions de son impeccable et microscopique écriture.
Lorsqu’il parlait, on ne le comprenait tout à fait que quand il reprenait sa blague. En effet, chaque fois que Générale Mère commandait l’usage du pigeon, il marmonnait, sans quitter son poste, que c’était Louie qui était le véritable officier de liaison du navire et que lui, Soudek, était le second de l’oiseau. Si le Patience croisait un vaisseau, ou s’approchait d’un rivage ami, Générale Mère le rejoignait. J’adorais épier leur manège. Elle ponctuait la dictée en tirant sur son cigarillo. Soudek transcrivait stoïquement le message sur un rouleau de papier bible. stop. Il ouvrait un tiroir rempli de bagues. Glissait son mot dans le cylindre griffé des armoiries du Patience. Générale Mère suivait Soudek sur le pont, où ils se postaient au pied du mât-nid. Soudek levait le menton. Se mettait à blablater en écumant profusément. L’écume se résolvait, miraculeusement, en un roucoulement, un sifflement limpide. Car Soudek, notre polyglotte, parlait oiseau ! La nichée s’échappait en une volée mêlée, en piaillant comme un télégraphe. Puis Louie, interpellé, sortait le bec du nid et tournoyait, d’un mouvement lourd, jusqu’au bras de l’opérateur radio, qui lui flattait le crâne, lui lissait le plumage et lui murmurait des douceurs en glissant la bague à sa patte. Soudek s’avançait vers la rambarde. Puis le gros volatile, dodu comme une bouée, s’engageait au-dessus des flots avec de nonchalants battements d’ailes, sous le regard égal de Soudek, mains dans les poches et casque au cou, exactement comme à ce moment-là.
Soudek se mit à écumer pour syntoniser la fréquence aviaire. Nous étions tout oreilles. Sur le pont supérieur, Générale Mère continuait de marcher de long en large, la main au menton, rassemblant ses pensées. Doigts en bouche, l’officier de liaison commença à émettre de brefs sifflements. À mon grand étonnement, je vis émerger la tête maculée de suie de ma visiteuse nocturne du perchoir du pigeon. La gamine exécuta un mouvement de côté sur le balcon de service, qui fit gonfler sa veste de lin comme une paire d’ailes, puis s’engagea en funambule sur le fil tendu entre les deux mâts, pour le franchir en quelques bonds habiles, puis refermer le panneau qui battait au vent et dévaler jusqu’au pont, où elle s’aligna, sans plus de cérémonie, au milieu de l’équipage, dans la lumière mordorée du bateau-feu, sans un regard pour moi, ni pour personne.
Tout est en place. Générale Mère arrêta de faire les cent pas. Commanda l’extinction du phare. Clac ! Le docteur Planche braqua sur elle un fanal, qui la nimbait d’une lueur dramatique. Cette dame avait vraiment le sens de la mise en scène.
– Têtes en l’air !
L’équipage, comme un seul homme, leva le menton vers Générale Mère, qui, de profil, traça de son bras chargé de bracelets, et de son index dressé, un arc délibéré jusqu’à un point brillant du ciel, palpitant de reflets émeraude, peu naturels.
– Une étoile va tomber. Nous allons la cueillir.
Soudek aimait les devinettes, les mots croisés et les cryptogrammes. Il y avait quelques jours, il avait capté, sur une fréquence d’urgence de la marine kyrille, une conversation extraordinaire. On discutait de la chute imminente d’un objet céleste dans la mer Alantéenne. Sa nature exacte n’était pas claire : un météore, ou un astronef. Le Plavaniye, un destroyer de la flotte kyrille, avait été dépêché pour l’intercepter. Il était placé sous le commandement du colonel Pykreti, l’homme de glace. Pykreti avait ourdi la stratégie de surveillance de l’Alante boréale, qui y avait pratiquement réduit le trafic maritime illégal à néant. C’était un officier redoutable, dont la froideur apparente n’avait d’égal que l’intelligence et le sens du devoir.
Pykreti ne respectait rien autant que le métier, et c’est sans doute parce que Générale Mère lui semblait un exemple d’intégrité et d’honneur, doté d’un incroyable talent de navigation, qu’il avait laissé à deux reprises filer le Patience. Cela ne risquait pas de se reproduire.
Générale Mère eut une première fois maille à partir avec son honorable nemesis lorsqu’elle s’était retrouvée à proximité des îles Sokouline, où le gouvernement kyrille entretenait un triste camp de réfugiés. Générale Mère avait ancré le Patience au large et envoyé le docteur Planche et trois hommes dans une barque vers le rivage, où elle espérait repêcher un nouveau clandestin – un petit garçon qui avait fui l’invasion des exarques et dont Générale Mère avait connu l’oncle dans le port de Roule. La barque lui était revenue chargée de soldats. Pykreti se tenait debout, au milieu du détachement, alors qu’un sous-marin, lentement, émergeait à bâbord. Ç’aurait pu être la fin des aventures du Patience. Seulement, Pykreti était calmement monté à bord, avait ôté le gant de daim blanc de sa main droite et avait poliment salué Générale Mère de ses mots cassés.
– J’ai entendu beaucoup le bien de vous. C’est une fâcheuse situation. Allons discuter comme gentilshommes si madame vous voulez.
Ils se retirèrent longuement dans la cabine de Générale Mère. La teneur exacte de leur échange est incertaine. Le colonel et ses hommes quittèrent le bateau-feu sans un mot ou un regard en arrière. Quelques heures plus tard, un des matelots du Patience retrouva le gant de Pykreti sur le pont, pour le remettre à Générale Mère. Cet accessoire allait jouer un rôle d’une certaine élégance dans la suite des événements.
La deuxième fois que le Patience tomba dans la ligne de mire d’un navire kyrille – ce même Plavaniye avec lequel il devait ce jour-là engager la course –, celui-ci se contenta de lancer une salve d’avertissement dans la nuit et de laisser filer le bateau-phare, qui le remercia d’un flash de sa lampe unique avant de s’éclipser loin des eaux territoriales kyrilles. Générale Mère fit alors voler Louie vers le destroyer, le gant à la patte, pour le rendre à son homologue en signe de reconnaissance, de gente dame à gentilhomme..
Soudek espionnait attentivement les communications de la marine kyrille. Les opérateurs du Plavaniye s’exprimaient avec un laconisme qui excluait la parlotte. Leur discours – ces messieurs étaient sans contredit de très mauvais acteurs – était émaillé de références à des chansons populaires.
L’une d’entre elles, une ballade kyrille dont le titre se traduit par L’île d’un seul (одиночная камера), recelait la clef de l’énigme. Soudek, en sondant les ondes, découvrit, sur une fréquence réservée aux appels au secours, proche du zéro électromagnétique, un signal infinitésimal. En l’amplifiant, on pouvait entendre, entre des plages de statique, la rumeur extrêmement ténue d’un homme qui sifflait maladroitement cette mélodie, marmonnant le refrain et s’accompagnant en tapant des mains. Il bredouillait, à chaque retour de cette signature sonore, quelques mots, dans un esperanto dont la teneur exacte variait selon la langue et la finesse d’écoute de l’auditeur. De constantes variations laissaient croire que cette version syncopée de la rengaine était interprétée en direct, dans un très mauvais microphone. C’était un rappel, une transmission qui venait d’un point mouvant du ciel et qui, d’heure en heure, gagnait subtilement en résolution.
Soudek était convaincu que la mélopée maladroite était l’indicatif d’un poste radio pirate, qui nous parvenait de l’orbite basse de la planète. Avant d’alerter Générale Mère, il transcrivit, sur de longs rubans de papier millimétré, dont le fond bleu rappelait la lactation du ciel, une Partition pour étoile solitaire. Il enregistra une version électronique du signal, pour mieux en souligner la structure.
La partition d’ensemble pistait, à partir des variations d’amplitude de l’émission, les mouvements de l’objet céleste le long de sa trajectoire. Soudek convoqua Générale Mère à son poste. On parvenait à percevoir, entre des bribes d’interférences, de vagues musiques, puis la voix d’un homme, qui s’exprimait avec un fort accent. Il reprit sa signature à trois temps, puis on l’entendit, clairement, énoncer l’indicatif de sa station.
– Vous syntonisez Zvola Stelo, la fréquence de la fin du monde.
Zvola Stelo – l’Étoile solitaire. Soudek expliqua à Générale Mère que l’objet volant non identifié était en chute libre et qu’il devrait, dans les prochains jours, tomber dans la mer Alantéenne, à proximité de la position du Patience, dans les eaux territoriales kyrilles. Le Plavaniye avait été dépêché sur place. Quelqu’un, de toute évidence, était à bord de l’engin. Tout portait à croire qu’il s’agissait d’une opération illégale et que la venue de la frégate militaire n’augurait rien de bon pour le cosmonaute clandestin. Si tout allait pour le mieux – et Générale Mère avait toujours confiance que tout irait pour le mieux –, le Patience pourrait devancer le Plavaniye de quelques heures et récupérer le naufragé céleste avant la marine kyrille.
Générale Mère n’avait pas besoin d’être convaincue. Quelques heures après l’exposé de Soudek, elle nous convoquait sur le pont, et le Patience, son phare scintillant en cadence avec la mélodie orbitale, mettait le cap sur l’Étoile solitaire.
Le Patience filait à plein régime. Il devait atteindre le point de rentrée dans trente-sept heures et des poussières, au cours desquelles les émissions gagneraient progressivement en précision.
Pendant trois jours, elles jouèrent, de plus en plus nettement, par l’interphone du Patience. L’équipage se mit à faire référence au disc-jockey orbital par le sobriquet de Robinson des ondes. Nous reconnaissions les airs, mais les paroles de notre animateur, qui semblaient emprunter à diverses langues, étaient plus difficiles à décoder. La teneur mélancolique de sa programmation était évidente. Soudek avait demandé aux marins, lorsqu’ils en identifiaient dans son bavardage, de noter les fragments des langues qu’ils maîtrisaient afin qu’il puisse les intégrer à la concordance qu’il avait commencé à assembler. Pour s’aider à rapiécer les monologues de Robinson, il gardait en tout temps à portée de main sa copie du Syllabaire des solitudes. Il ne jurait que par ce traité d’anticryptographie universelle, largement critiqué par la communauté des linguistes et des logiciens. Les détracteurs du Syllabaire n’y voient qu’une supercherie pseudoscientifique, un embrouillamini de formules creuses, pompeusement numérotées, alourdies par une nomenclature prétentieuse, constellées d’acronymes et d’abréviations dont on a bientôt fait d’égarer le sens et qui ont pour principal effet de miner toutes les prétentions au clrspk (sic) de l’ouvrage. C’est, selon ses critiques, une simple « méthode pour faire du bruit avec sa bouche ».
Qu’à cela ne tienne, le talent de Soudek pour les langues, conjugué avec les contributions de l’équipage et avec son inébranlable affection pour le Syllabaire, nous rapprocha bel et bien de la réalité du Robinson céleste.
LE SYLLABAIRE DES SOLITUDES
Le Syllabaire des solitudes est un ouvrage d’anticryptographie universelle. Il propose, comme l’indique son sous-titre, Un système pour la circulation fluide de l’information et la réduction progressive des ambiguïtés dans toutes les occurrences de communication exolinguistique. Sur la page de garde, on apprend que le traité, attribué à une Académie des solitudes anonyme, n’est offert qu’en traduction : Traduit de toutes les langues par l’Académie des solitudes.
Les prémisses du système sont simples.
A. La solitude est un sentiment universel. B. Les langues en sont une des modulations. C. On apprend à parler en comprenant la solitude des autres.
Ces principes relèvent davantage du constat existentiel que de la science linguistique. Les auteurs du Syllabaire insistent néanmoins sur le fait que, s’ils les appliquent avec rigueur, les usagers de leur méthode pourront, d’approximation en approximation, se rapprocher de la langue de l’autre et à communiquer efficacement avec leurs interlocuteurs.
Les pages bleues de la première partie du livre sont consacrées à une « Grammaire des ressemblances ». Une série de propositions numérotées permettent, par l’application de règles combinatoires, de construire des structures de phrases, des sortes d’échafaudages vides, qui rappellent, sans s’y confondre, les syntaxes de diverses langues vivantes. Il suffit ensuite de vêtir ces squelettes linguistiques de chair sonore.
L’usager doit alors consulter la deuxième partie, plus volumineuse, de l’ouvrage, « Polyglosse ». Elle est imprimée sur un papier rose, afin de faciliter les allers-retours entre les deux sections. Il s’agit du syllabaire à proprement parler – un vaste répertoire de « fragments » et de « familles » de sons, qui prétend épuiser « les possibilités de la glotte humaine et ses variations animales compatibles ». Les allers-retours entre la « Grammaire des ressemblances » bleue et le « Polyglosse » rose permettent d’agencer des mots et des phrases. Les néophytes, « s’ils ne seront pas certains de dire quelque chose, seront en revanche bien certains de le dire ».
Les auteurs du Syllabaire, que leur anonymat préserve des critiques, ont été attaqués pour leurs prétentions à l’universalité. Certaines langues, bien sûr, ne sont pas syllabiques, mais elles n’en restent pas moins audibles. Même des systèmes gestuels, destinés disons aux muets, peuvent être transcrits sous forme de partition.
Le Syllabaire est en fait une technique d’entraînement sonore, et de composition, qui affirme que « les langues et les autres sémiologies ne sont pas des isolats, mais les moments d’une musique universelle, dont nos solitudes reprennent la mélodie ».
*
Les résultats des décryptages de Soudek étaient si probants qu’il soupçonnait même que le Robinson du Zvola Stelo conservait un exemplaire de son ouvrage préféré à bord. L’officier de liaison expliquait que l’émetteur était convaincu que la terre avait subi un cataclysme, qui n’avait laissé que quelques survivants vivoter parmi les ruines. Ils écumeraient les ondes à la recherche d’une communication amie.
Les appels émis depuis le Patience ne semblaient pas rejoindre Robinson, et nous l’imaginions cruellement cloîtré dans un vaisseau imperméable à toute réciprocité. Nous ne savions pas depuis combien de temps Robinson occupait sa solitude en diffusant son émission, s’adressant obstinément au monde, comme si cela pouvait ramener ce dernier à ce qu’il fut : un condensé de solitude orbitale. Ce qui était certain, en revanche, c’est que nous ressentions un peu de sa douleur flottante. Le fardeau mélancolique de la programmation ne manquait pas d’affecter l’équipage. L’aiguille mordait le disque sur la platine, et une autre mélodie morne venait s’ancrer dans nos âmes, colorant le quotidien du Patience. Facile de croire, dans de telles conditions, que la fin du monde est inévitable.
Robinson présentait ses choix musicaux avec des formules cryptiques, proches de la poésie, qui étaient des appels à la solidarité terrestre. L’une d’elles, en particulier, me resta en mémoire (je traduis, avec l’aide de Soudek).
– Qui voudrait vivre sur l’île d’un seul ? Où la vie n’est pas la vie. Sans musique au-dehors. Voici La chanson nageuse. Vous en connaissez l’air, et je sais que vous savez qu’il n’y a pas d’autre moyen de rentrer à la maison…
Scriche. En avant la musique.
Je me demandais si Soudek n’était pas un peu poète, et s’il n’inventait pas la moitié de ce qu’il racontait. Ses rapports, en tout cas, avaient pour effet de nous rapprocher de notre compagnon céleste, et nous comptions d’ores et déjà Robinson pour un des nôtres.
Au dernier soir de notre traversée vers le point de rentrée de l’Étoile solitaire, trois des matelots de notre équipage – Zülm, Bénadon et Emporaire – se réunirent sur le pont avec violon, musette, voix et clochette. Ils s’accordèrent au son de l’indicatif de l’Étoile solitaire et se lancèrent dans une musique improvisée qui allait, revenait autour du refrain orbital.
Nous n’entendions plus, sur le système de communication interne, que cette mélodie enjouée. J’ai été attiré dehors, comme le reste de mes compagnons, par cette musique insistante. Bientôt, nous étions tous là, éclopés et idéalistes en hardes, à taper des mains et des pieds, et à tournoyer sur le pont, au milieu des oiseaux qui s’excitaient avec nous. Je me risquai même, malgré mes côtes cassées, dans un petit tour de piste, du bout des doigts, avec Générale Mère, qui était tout sourire et virevoltait d’un pas assuré au milieu de son équipage.
Le Patience était à une heure de la zone d’amerrissage, une portion peu fréquentée au nord de la mer Alantéenne, quand un avion de reconnaissance apparut dans le ciel, point noir à l’horizon, puis trait filiforme, traçant une sécante vrombissante au-dessus du navire. Le flash d’un appareil photo étincela en rafales sous le fuselage ; un demi-tour, une autre salve, et puis l’avion, momentanément transfiguré en tache de lumière mobile, s’évanouit dans un scintillement tonitruant de métal.
Nous étions maintenant assurés que la marine kyrille était au courant de notre trajectoire. Heureusement pour nous, les services de décryptage militaires avaient été moins efficaces que Soudek dans le déchiffrement du signal. Générale Mère, comme d’habitude, avait un plan. Si le Plavaniye pouvait atteindre des vitesses bien supérieures à celle du Patience, nous disposions, selon ses estimations, d’environ cinquante minutes d’avance sur le destroyer. Le temps nécessaire pour récupérer notre Robinson des ondes et, si la chance nous souriait, nous éclipser comme si de rien n’était.
Le Patience parvint au site de rentrée vers dix-huit heures trente, alors que le crépuscule commençait à tomber. Deux petits cumulus traînaient dans le ciel, qui se colorait d’intenses reflets rosés. Un soleil cramoisi disparut sous la ligne d’horizon. L’air autour du navire s’empourpra. Impossible de ne pas penser au lourd drapé de velours des rideaux de scène, un instant avant la représentation. Nous vîmes poindre, au milieu des premières étoiles, le tremblement multicolore de l’Étoile solitaire. La lumière semblait chargée de sens. Quelque chose allait arriver. Générale Mère ordonna de couper les moteurs et de jeter l’ancre. Nous pourrions ainsi tempérer le choc occasionné par la chute de l’objet volant, dont nous ignorions encore tout des dimensions. La mer était calme. Le bateau-phare tanguait doucement sur place, comme revenu à la quiétude de sa vocation originelle. Ce n’était plus l’endroit d’un danger qu’il marquait, selon la mission des bateaux-phares, plutôt l’imminence d’une révélation. Il était parvenu à un de ces carrefours miraculeux où le monde et ses possibles s’enchevêtrent et transparaissent. Notre phare brillait à la cadence de l’indicatif céleste. Les membres de l’équipage s’appliquaient à leurs besognes, têtes tournées vers les airs, à l’affût des augures de l’Étoile solitaire.
Selon les calculs de Soudek, celle-ci n’en avait plus que pour quelques instants à tenir dans le ciel. Nous aurions voulu que l’officier de liaison déchiffre pour nous, parmi la fréquence violacée du soir, le caquètement des goélands, les roucoulements de Louie, le sifflement des oiseaux de bord et le clapotement des vagues, les paroles augurales d’une langue encore inconnue, prononcées dans un idiome extraterrestre, plus pur, qui nous révéleraient une part insoupçonnée de nous-mêmes.
Comme à son habitude, Générale Mère faisait les cent pas sur le gaillard de la cabine de pilotage, grillant cigarillo après cigarillo. Sur le pont, le docteur Planche et deux marins se préparaient à mettre à l’eau le caboteur. Le ravaudeur avait revêtu une combinaison de plongée grise, qui lui donnait l’allure d’une statue de grès vivante. Son visage, détouré par le latex du capuchon, semblait un camée de marbre blanc. La gabière, affublée du même accoutrement, apparut derrière, silhouette minuscule auprès du ravaudeur colossal. Elle devait l’accompagner en mission de repêchage. On finit de préparer l’embarcation. Le docteur Planche monta à bord, tendit les bras, saisit un gros coffre à outils, des palmes et des bonbonnes d’oxygène. Puis, d’un admirable mouvement de pivot, qui déstabilisa à peine l’embarcation, il aida la gabière à le rejoindre. Elle était en bonnes mains.
Pendant la durée entière de ces préparatifs, la litanie mélancolique de l’Étoile solitaire continuait de hanter l’interphone. Des grésillements, entrecoupés de bribes mélodiques, puis, scriiiiiche, le son d’une aiguille qu’on retire brusquement d’un disque et un silence froissé par la statique.
Sur le pont, Emperaire, qui, depuis sa performance impromptue de la veille, perfectionnait à mi-voix la mélodie qu’il avait improvisée avec son trio, fut le premier à s’exclamer.
– Générale, ma capitaine ! Elle tombe !
L’Étoile solitaire s’était décrochée du firmament, pour décrire une longue courbe descendante au-dessus de l’horizon. Soudainement, l’objet volant plongea à angle droit, à toute vitesse, vers la mer. Notre étoile tremblante s’était transformée en un rhomboïde étincelant, au fuselage incandescent, une pierre qu’on vient de tirer du feu. Un instant, j’eus peur qu’il ne s’éteignît et ne se dissolût comme de la cendre en touchant les vagues. Puis les toiles de deux parachutes se déployèrent au sommet de l’engin, pour contenir la fulgurance de sa chute. L’Étoile solitaire brisa la crête de la mer avec un plouf sonore. Ses remous se firent ressentir jusque sous la coque du Patience. Au loin, la chaleur du vaisseau, au contact des eaux froides, souleva une énorme colonne de fumée. Le docteur Planche aux commandes, l’embarcation légère dessinait un arc véloce, un sillage d’écume, filant droit vers l’intérieur de cette cathédrale noire.
La fumée se dissipa enfin ; nous vîmes l’Étoile solitaire apparaître sous sa forme réelle. C’était un dodécaèdre au fuselage rutilant, d’environ sept mètres de diamètre, sans inscription visible. Un volume imperméable au monde extérieur. Qu’il s’agisse d’une de ces formes idéelles, qui selon les philosophes s’agencent invisiblement entre les interstices du cosmos, n’échappait pas à mon attention. Ce contour inconstant laissait libre cours à l’imagination, et je n’avais aucune difficulté à m’imaginer, à l’intérieur, un croisement entre un salon et un booth radio, où notre Robinson, posté devant son micro, bien à l’aise dans son siège de pilotage, naviguait de disque en disque, en quête d’une musique qui pourrait le ramener sur terre.
Soudek, par l’interphone, nous annonça, de ce ton toujours égal qui était le sien, que le Plavaniye atteindrait bientôt la zone d’amerrissage. Le caboteur tournait vainement autour de l’engin, à la recherche d’un sas ou d’une saillie. Une impression de légèreté se dégageait du vaisseau, qui flottait avec l’aisance d’un ballon de plage. La coque, bien qu’encore chaude, s’était refroidie avec une efficacité remarquable. Le docteur Planche, qui s’était levé dans son embarcation, auscultait, à l’aide d’un martelet, de son stéthoscope et de divers instruments de mesure électriques, les parois de l’Étoile solitaire. Il n’y avait aucun joint ni vis visibles sur le fuselage. Chacune des faces semblait s’estomper dans la suivante, comme si le vaisseau avait été moulé d’une seule pièce, dans une matière qui, malgré son apparente solidité métallique, était d’une plasticité et d’une flexibilité inouïes. Depuis le pont, nous devinions le chatoiement, presque imperceptible, qui passait, à un intervalle d’environ une minute, sur la surface de l’objet, comme les battements ralentis, colorés, d’un cœur étranger, soumis à une autre durée et à une autre physique que celles qui gouvernent nos vies.
Dans l’immédiat, le mystère de l’Étoile solitaire résistait à la méthode du docteur Planche. Chaque minute comptait. Je revoyais la face de l’horloge, qui avait si cruellement hanté mon séjour à l’infirmerie. J’ai tourné la tête vers Générale Mère. Son cigarillo en était à ses dernières cendres et menaçait de lui brûler le bout des doigts. Elle ne bronchait pas. Il me fallait avoir confiance. Le docteur Planche laissa tomber ses outils, approcha sa dextre pacificatrice du fuselage et demeura un moment à en jauger les émanations. Puis il se retourna vers la gabière. L’aida à revêtir sa bonbonne et son masque, et nous vîmes la gamine s’éclipser, d’une de ses extraordinaires culbutes, dans les eaux obscures.
Soudek, un instant, émergea de la cabine radio. Il leva la tête vers le mât-nid et syntonisa la fréquence des oiseaux. Louie descendit vers lui, et Soudek lui glissa un petit cylindre à la patte. Il avait pris soin de recopier sa Partition pour étoile solitaire, et l’oiseau s’éloigna de son vol lourd, chargé d’un secret, vers une destination connue de Soudek seul.
Une dizaine de minutes et le Plavaniye intimidait le Patience du haut de sa masse de métal, hérissée de tourelles et de canons. À tribord, le colonel Pykreti, mégaphone en main, s’adressait, avec ses intonations cassées et courtoises, à Générale Mère.
– Très bien joué. Cependant, je crois, Générale, que je vais nouvellement avoir à vous visiter.
Les canons du destroyer étaient tournés vers le Patience. Deux vedettes furent dépêchées, l’une vers lui, l’autre en direction de l’Étoile solitaire.
La première transportait un détachement commandé par Pykreti. Générale Mère assembla l’équipage sur le pont, en lui ordonnant de se présenter les mains vides. Elle resterait perchée sur le gaillard, à attendre l’arrivée de Pykreti. Quand les soldats du Plavaniye passèrent à l’abordage, nous patentions en rangs serrés, dans nos uniformes de fortune, comme un bataillon prêt à l’inspection. Pykreti méritait bien son surnom. C’était un homme corpulent, dont le gabarit, à une époque plus athlétique, avait dû approcher celui du docteur Planche. Sous la haute casquette du commandement kyrille, ses sourcils, étirés en un accent grave à gauche, un accent aigu à droite, semblaient figés en une expression de colère permanente. Sous un nez épaté, rougi par la rosacée, la cascade de poils blancs de sa moustache foisonnante balayait des bajoues potelées, rendues cramoisies par un souffle trop court, et dissimulait une bouche minuscule, ronde comme un point. Le visage et la silhouette du colonel rappelaient un phoque boudeur, qu’on aurait rasé, puis vêtu d’un uniforme, pour le condamner à une carrière militaire.
Il respirait à coups de bouffées haletantes, à trois centimètres de nos têtes, nous scrutant, tour à tour, interminablement, dans le blanc des yeux, détaillant les moindres coutures, décorations de nos uniformes de fortune, avec un air d’impatience contenue. Il passait de l’un à l’autre avec la même attention tendue. L’explosion redoutée ne venait pas. J’avais, étrangement, l’impression qu’il nous approuvait.
Il fallait attendre avec une patience de glace pour comprendre à quoi il tenait son sobriquet de pergélisol. Son accent lourd, la cadence de ses paroles – aussi lentes que le défilement de la banquise sur les eaux boréales – contrastaient avec ses traits prisonniers d’un essoufflement et d’une hargne visibles. Cet homme savait, en toutes circonstances, se contenir.
Il se tourna vers son second pour lui ordonner, de manière à ce que nous puissions tous l’entendre, de fouiller le navire.
– Voyez si qui manque.
Son ordonnance l’aida à gravir l’escalier vers le gaillard, pour prendre place aux côtés de Générale Mère et surplomber avec elle les opérations qui se tramaient à tribord, où la seconde vedette, équipée d’une grue, avait été dépêchée vers l’Étoile solitaire. Le docteur Planche, bras levés dans le caboteur, attendait, sans un geste de sa masse colossale, que les soldats de Pykreti le fassent prisonnier et le ramènent à bord.
Nous avions tout le loisir, alors que les hommes du Plavaniye nous gardaient laconiquement dans leur ligne de mire, d’assister à la procédure kyrille. Le docteur Planche se tenait, sans dire mot, près de moi. Je m’inquiétais des réserves d’oxygène de notre gabière. Les Kyrilles avaient saisi le journal de bord de Générale Mère et le manifeste du navire. Soudek avait été convoqué à la cabine radio. Un soldat à lunettes rondes épluchait, en sa compagnie, le registre des communications. Je compris que la gabière, dont je continuais d’ignorer le nom véritable, n’apparaissait nulle part dans le manifeste. Il ne fallait rien trahir.
Où était passée la gabière, depuis sa plongée ? Elle connaissait les moindres recoins du Patience. Elle réussissait, à bord de ce navire d’humbles proportions, à disparaître pendant des jours. Une rumeur qui avait cours à bord voulait qu’elle soit capable de « passer par les ombres », pour rejoindre, sous la poupe, l’obscurité friable de la Cathédrale, le lieu d’ancrage paradoxal du Patience, où il lui était donné de marcher sans un bruit, sans une secousse, jusqu’au fond des choses. Elle servait d’éclaireuse, dans ces couloirs de malheur, où elle repêchait des âmes égarées. C’est là qu’elle aurait caché, après sa plongée sous l’Étoile solitaire, le Robinson des ondes. Il fallait que je me rappelle que c’était un sentiment qui nous rassemblait ici et que cette explication en valait bien une autre.
Le Zvola Stelo, notre Étoile solitaire, fut remorqué par la vedette jusqu’au Plavaniye. Un équipage de manœuvres en combinaison bleue et de plongeurs l’enserrèrent dans un harnais de filins élastiques. La masse ruisselante fut soulevée sur une plateforme, un énorme socle de métal, aménagée sur le pont du Plavaniye. Une troupe de techniciens soudeurs se mirent, à grand renfort de chalumeaux, à tenter de percer un des panneaux du dodécaèdre. Le fuselage résistait à tous leurs efforts, aussi imperméable à l’assaut des outils qu’aux ondes radio. Sous la lumière des projecteurs du pont, on aurait dit que l’étoile brillait de nouveau au milieu des arcs de feu étincelants.
Le second de Pykreti vint le rejoindre sur le gaillard, pour lui signifier que le navire avait été fouillé de fond en comble, et tous les documents de bord avaient été saisis. Pykreti lui scruta le regard, avec cette même attention inconfortable qu’il avait déployée sur chacun des membres de notre équipage. Il se déclara soudainement satisfait. Se tournant vers Générale Mère, il lui baisa de nouveau la main.
– Je crois que c’est hélas ici que nos chemins de nouveau se séparer.
Il fit un salut militaire, claqua les talons et retourna, d’un pas mesuré, vers la vedette qui devait le ramener au Plavaniye et au secret, étanche comme dans ses jours célestes, de l’Étoile solitaire.
Tout n’était pas dit. Sous l’éclat des projecteurs, au milieu de la pluie d’étincelles, les reflets prismatiques avaient cessé de pulser sur le fuselage de l’Étoile solitaire. Nous pouvions apercevoir, de notre vigie sur le pont du Patience, que quelque chose était en train d’arriver. Le dodécaèdre s’anima d’une douce vibration, un bourdonnement d’abeille, qui gagna progressivement en amplitude. Cette vibration créait une ondulation à la surface de l’eau, un plissement nerveux, un entrelacs d’interférences qui liait nos deux navires.
Nous vîmes Pykreti, perché sur le balcon du commandant, ordonner, mégaphone en main, aux techniciens de s’éloigner de l’objet. Ils éteignirent leurs chalumeaux, descendirent des échafaudages et s’écartèrent à la hâte. Le fuselage de l’Étoile solitaire, en moins de temps qu’il n’en faut pour prononcer son nom, vira à un noir de jais et implosa – je n’ai pas d’autres mots – pour exposer le squelette de l’engin. L’image me semblait irréelle. Comme une de ces fleurs qu’on voit se flétrir et perdre ses pétales en accéléré sur de la pellicule cinématographique.
On aurait dit un petit appartement, duquel on aurait levé le couvercle. Deux parois divisaient le plancher circulaire en quatre. D’un côté, la station de disc-jockey de Robinson et le salon : une chaise de bois à roulettes, placée devant une table, que dominaient deux platines et un poste radio, une discothèque jonchée de vinyles qui jouxtait une pièce bordée de bibliothèques, où un fauteuil coussiné et un lampadaire étaient posés sur un tapis afghan. Derrière un paravent, un lit-bateau à une place, où s’amoncelaient un tas de vêtements. L’autre moitié du vaisseau recelait un coin-cuisine, avec un réchaud à gaz, un haut garde-manger, un évier où s’entassait la vaisselle de la veille, puis une petite salle d’eau avec une belle baignoire sur pattes et une de ces fastidieuses lessiveuses qu’on doit connecter au robinet avec un tuyau de caoutchouc et qu’on active manuellement. Tout le nécessaire, ou le minimum, pour vivre seul sans sortir de chez soi. Sous les planchers, le désordre du câblage, de la tuyauterie et des autres machines essentielles. Mais personne, absolument personne. L’occupant des lieux s’était peut-être, tout simplement, éclipsé en laissant jouer la radio… Ça ne vous arrive pas ? Tout cela n’était pas très scientifique, mais c’était ainsi. J’aurais aimé voir si Pykreti, qui baissait les bras sur le pont, avait, enfin, perdu l’air de hargne qui lui embrouillait les traits en permanence.
Le Plavaniye s’éloigna dans la nuit avec sa cargaison extraterrestre. Un studio flottant, la planque du célibat tombée du ciel, comme pour nous rappeler que le mystère du monde, aussi banal puisse-t-il sembler, demeure obstinément entier.
Le Patience resterait à mouiller sur place, comme avant, dans ses jours de garde. Générale Mère, malgré l’heure tardive, ordonna de jeter les filets.
Vers trois heures du matin, elle convoqua de nouveau l’équipage. On allait remonter les prises. Le plancher du Patience brillait de reflets ambrés. Les oiseaux du mât-nid piaillaient de concert, avec une agitation que je ne leur connaissais pas. Ils quittèrent, d’un même mouvement, leur perchoir pour virevolter au-dessus de la masse grouillante, filiforme, de poissons, que les matelots soulevèrent, puis déposèrent sur le pont, où elle s’évasa en un monticule remuant. Louie était de retour, menant leur vol, assuré comme un roi. On aurait dit que nos oiseaux voulaient à tout prix protéger cet animal collectif, méconnaissable, violemment extirpé de son milieu naturel, qui cherchait vainement à rétablir sa cohérence, de l’attention des mouettes.
Il y avait, au milieu des prises éparpillées, un homme, plutôt gros, dans une tenue automnale : un paletot de laine tout mouillé et une longue écharpe. Il tentait, coûte que coûte, la bouche en O, de reprendre son souffle et de retrouver son nom. Nous l’avions inventé pour lui.
– R… Rr… Rrr… Rrro-Ooohhhhhhhh…
Le docteur Planche approcha la main droite de son torse pour le calmer. Il se pencha vers lui, l’enveloppa de son ombre ample, pour lui murmurer quelque chose à l’oreille, le caler dans ses bras. Tout s’embrouilla dans le regard de l’homme. Et il rendit longuement, sur le pont du Patience, une bile saumâtre, chargée de sel marin. Puis il pleura, à gros sanglots.
J’aperçus la gamine, debout à l’arrière de l’assemblée, dans sa combinaison ruisselante. Soudek, Syllabaire sous le coude, était prêt à entamer la conversation avec le rescapé des grands fonds, trempé dans son manteau d’automne. Au sommet du mât, les oiseaux piaillaient. Nous entendîmes le Robinson des ondes bredouiller ces paroles, que Soudek traduirait plus tard pour nous.
– Ce n’est pas la fin du monde, ici ?
J’avais l’impression de revivre mon naufrage. Je ne comprenais toujours pas. Il n’y avait rien à comprendre. Je ne voyais pas comment il aurait pu en être autrement. Générale Mère, radieuse, se tourna vers moi, posa le doigt sur ses lèvres. « Surtout, ne dis rien. »
Asciens – Terme générique servant à désigner les habitants de diverses nations orientales. Băbască neagră – La grand-mère noire, vin dascien, à la robe rouge sombre, d’une légèreté traîtresse, dont le cépage est cultivé sur les massifs montagneux de la Centralie orientale. Beth-aleph – Hôpital de Bethsebalba, en Dacie, célébré pour son programme de « neurochirurgie à caractère humain ». Les habitants de la ville le surnomment « B.A. de Bethsebalba »; le jeu de mots – la bonne action – vaut aussi en dascien. Beurak – Nom propre dascien, dont les particules, beu et rak, peuvent être traduites par bure et homme ou âme. En wiślianais, le nom commun beurak a un tout autre sens. L’homme de bure y devient, littéralement, betterave. Caïnca – Chien-chien, en wiślianais. Centralie – Région centrale du continent méridional. Da – Oui, en kyrille. Dak – Oui, en dascien et en wiślianais. Dascien – Idiome de Centralie. L’appartenance du dascien à la famille de langues néo-rominque a tendance à être occultée, vu ses nombreux emprunts aux langues centraliennes des pays voisins : les remous géopolitiques de la région ont infléchi la grammaire, le lexique et l’usage du dascien, parfois jusqu’à le rendre méconnaissable. Gæole – Une des principales langues rominques. Kostium laietmotiiv – Costumes de raison, uniformes d’un organisme scientifique aux visées obscures, prétendant travailler au « perfectionnement de la solitude ». Un heaume auquel est intégré un dispositif électronique surmonte une combinaison une pièce, vivement colorée et souvent ornée de motifs géométriques. Lemna neuralăe – La forêt neuronale, unique œuvre littéraire terminée par le docteur Standard Bëchel, neurochirurgien à l’hôpital Beth-aleph de Bethsebalba. Il en entreprend l’écriture à sa retraite, alors qu’il est déjà nonagénaire. Cette plaquette raconte les aventures du lecteur à travers un bois enchanté, censé incarner la conscience de la fiction. Le livre est le pendant fictionnel de Motiiv centrii, un mémoire portant sur la carrière médicale de l’auteur. Motiiv centrii – La raison centrale, somme scientifique rédigée par Standard Bëchel en parallèle avec La forêt neuronale, son unique œuvre de fiction. Le manuscrit est laissé inachevé à sa mort, alors que Bëchel entame sa cent douzième année. Ses dix mille pages, dans divers états d’incomplétude, fourmillent de papiers collés. Pamięćty ! Pamięćty ! – Souviens-toi ! Souviens-toi ! Devise – la répétition est de mise – de la Wiślianie. Pentru întregri omeniire – Pour l’humanité entière, en dascien. Perfecta samotność – Perfectionner la solitude, en dascien. Rozbitak – Nom propre wiślianais, l’équivalent du Robinson gæole, et nom commun, signifiant naufragé. Terra – Le monde, ou presque. Wiślianie – Tour à tour royaume, république, principauté et province, la Wiślianie est un pays aux frontières changeantes, situé au carrefour malheureux des conflits qui sévissent périodiquement en Centralie. Ses habitants sont reconnus pour leur extrême résilience. Un proverbe wiślianais affirme : On peut sortir la Wiślianie de Wiślianie; pas la Wiślianie du Wiślianais. Zabanoy ! – Drôle, vraiment très drôle, en wiślianais.
Depuis l’amerrissage du Zvola Stelo, je passais des après-midi chambranlants sur le pont du Patience, incertain du rôle que je devais jouer à bord. À ma sortie de l’infirmerie, on m’avait attribué la cabine réservée aux invités de Générale Mère, au pied de l’escalier qui menait à ses quartiers. C’était, pour autant que je sache, une des seules chambres individuelles du bateau – Planche et Soudek couchaient dans des alcôves attenantes à leurs stations et séparées d’elles par un simple rideau ; quant à la gabière, on ne le savait pas trop, mais on se doutait qu’elle se débrouillait très bien, et je n’avais aucune difficulté à croire qu’elle pouvait s’installer confortablement parmi les oiseaux qui nichaient dans le phare auxiliaire. Les membres de l’équipage, pour la plupart rescapés de situations de vie intenables, faisaient grand cas du respect de l’espace privé de leurs compagnons de voyage. Et je devinais, derrière les portes entrouvertes – on ne pénétrait pas chez l’autre sans une invitation claire –, des couchettes superposées, ou des zones délimitées par des paravents, où chacun semblait avoir trouvé le moyen de faire son nid. J’ai moi aussi toujours été soucieux de protéger mon espace privé; je vois l’établissement d’un certain « périmètre de sécurité » comme nécessaire au bon exercice de mon travail. Je n’allais pas me plaindre de ce privilège, mais le fait de me retrouver, dans ces lointains étrangers, encore une fois ramené à moi seul m’entraînait à de douloureuses réminiscences. J’avais tout le temps d’être taraudé par ma séparation récente avec Pimprenelle, et ce, malgré son bien-fondé, et de m’angoisser de la trajectoire de mes aventures, qui me ballottait d’inconnu en improbabilité. Je me raccrochais à l’idée que mes péripéties contribuaient à perfectionner mon éducation sentimentale. La notion de destinée me paraissait chaque jour plus proche d’une forme d’humilité.
J’avouerai ne pas connaître grand-chose à la mer. Comme n’importe quel enfant songeur, j’ai exploré de l’index les pans bleutés des globes terrestres et des mappemondes, détaillé, du bout de l’ongle, les noms y flottant. Il suffisait qu’un pays, une ville, une île m’interpelle pour qu’appareille un des bâtiments de ma flotte imaginaire – je préférais à la beauté brutale des trirèmes, drakkars ou destroyers la ferveur des coracles, la finesse des catamarans ou la précision des navires océanographiques. La légèreté de mes voyages n’avait d’égal que leur irréalité. Ils naviguaient vers des noms. Et ils pouvaient s’y rendre sans gouvernail : je changeais de cap, parfois de vaisseau, de coup de tête en coup de tête. La virtualité de mes voyages me préservait de la nécessité d’arriver à bon port, ou même de larguer les amarres. J’étais toujours déjà en pleine mer – in mediis fluctibus – comme dans le flot de l’action, prêt à me mesurer à tous les dangers avec l’imparable aisance d’un rêveur éveillé. La mer était une projection aérienne et lumineuse, une pellicule prismatique, où tanguaient des noms mystérieux et s’ancraient des idées d’aventures, et mes bateaux filaient sans peur et sans reproche où bon me semblait; tempêtes et écueils n’avaient qu’à bien se tenir, l’esprit, agile comme une brise marine, saurait se défaire de toutes les entraves.
Je savais aussi que l’avenir avançait comme un crabe, de côté, en se dérobant à l’affrontement direct avec les apparences du présent. Je croyais à moitié aux péripéties que j’inventais, mais c’était encore suffisant. La réalité nous atteint par fractions et étapes ; une émotion se dépose en nous, et la conscience et les circonstances parviennent, de proche en proche, à joindre leurs deux bouts. Le temps et la mémoire sont, à l’instar de la mer, animés de marées et de ressacs.
Avant de me retrouver (j’allais écrire m’embarquer, mais ce ne serait pas juste, vu mon arrivée involontaire, sinon surnaturelle) sur le Patience, je n’ai eu l’occasion de me frotter à la réalité de la mer qu’à l’occasion de voyages à la plage. Si on ne vit pas à proximité de l’océan, leur fréquence est inversement proportionnelle à votre âge, et il semblerait donc que l’horizon d’aventures que l’enfant associe à sa vie à venir – une part de ses spéculations mentales étant orientée, si la vie n’a pas été trop cruelle avec lui, vers un devenir héroïque – ait tendance, au fil d’une existence humaine, à reculer et qu’il faille concentrer tous les efforts d’une volonté qui fléchit contre ce tirant contraire. Redonnez-moi ma veste légère et ma marinière, mon costume de lin pâle, mon pantalon au bord roulé qu’éclaboussent, malgré les meilleures précautions, les sautillantes araignées de l’écume ! Ravivez mon courage innocent ! Je renfilerai mon maillot rayé, et je vaincrai la gêne que je tiens d’Ève et d’Adam, accepterai avec bonheur (mais sans trop jeter de regards à la ronde) la demi-nudité vulnérable qui me permettra de retourner, encore et encore, affronter le massif des vagues, défier sa lourdeur, bravement contrer ses placages, aussi vivement que possible, à mille brasses et encore, jusqu’à ce qu’un effroi heureux me gagne et que je me résolve enfin à tourner le dos au gonflement des vagues, me laissant saisir par leur gravité, qui me ramènera pesamment au rivage, où je déboulerai à quatre pattes sur la plage pour me relever, les genoux picotés de sable, me ressaisir en riant et m’élancer de plus belle vers la mer, pantois comme un chien libéré de sa laisse.
Depuis le Patience, je sais que ce ne sont là que jeux d’enfant, comptines pour marins d’eau douce rejetés par la mer, qui s’accrochent à des images naïves comme à des bouées de sauvetage, avec l’assurance (tout de même inquiète) que l’imagination peut triompher de tout. Non, la mer n’est pas qu’une image mentale, un aplat bleuté, une apaisante abstraction qui moutonne dans le mouvement perpétuel des vagues. C’est une de ces zones périlleuses où la réalité révèle la perpétuité vertigineuse des forces qui la sous-tendent.
Seule une fine couche respirable – une membrane d’environ cinq cents kilomètres d’épaisseur (à peine cinq heures de route dans un coupé sport) – nous sépare du vide cosmique, de son froid inimaginable, où pulsent des radiations hostiles à la vie (bien qu’elles aient participé à son éclosion). Il faut se souvenir que le miroitement mirifique du firmament est, littéralement, à couper le souffle et que la distance qui nous garde du malheur est comparable à celle qui préserve le poisson de la poêle.
Le Patience filait à plein régime en direction sud-sud-ouest. Je ne savais trop vers quoi. Nous avions quitté l’étendue gris bleuté de l’Alante Nord et sa froidure métallique – j’avais fini par associer la couleur des eaux à la coque inquiétante du Plavaniye –, et la lumière du soleil gagnait en assurance – l’astre prenait du mieux, me semblait grossir à vue d’œil. Une brise chaude enveloppait le pont. La lumière éclatait à tous les angles des vagues, qui pétillaient de diamants intermittents. J’étais absorbé par le dénombrement de leurs reflets, ne trouvant rien de mieux à faire, en attendant que mes sens se replacent, que de couler ma pensée dans le scintillement du jour. Sous ces latitudes chaleureuses, les eaux avaient perdu de leur opacité, les vagues laissaient deviner une strate transparente, traversée d’éclairs tourmaline, un volume assez clair pour qu’on puisse déceler au passage l’ombre en pépins de petits poissons. Ils se manifestaient invariablement en nombre impair, obéissant à une règle inconnue, dont j’étais certain qu’elle leur échappait aussi bien qu’à moi.
J’avais tendance à laisser sombrer ma pensée vers ces considérations négatives. Je m’en voulais doublement d’ainsi m’abandonner au pessimisme. Il fallait que je m’accroche à la félicité. Les poissons s’évanouissaient comme un seul homme dans l’obscurité des grands fonds, leur milieu naturel, après un agréable bain de soleil, et moi, je me mettais à avaler l’air à grandes goulées, comme si je venais d’émerger d’une plongée en apnée. Je ne pensais plus à rien : j’avalais goulûment la substance vitale de notre habitation cosmique, comme si je pouvais me gonfler d’équilibre, restaurer la gravité, et ainsi retrouver l’égalité de mon pas, de ma volonté. Mon mal de mer, à l’aboutissement de cet exercice respiratoire, se dissipait un tant soit peu. Alors, la mélodie de Robinson, c’était plus fort que moi, me revenait en tête. Elle ne m’en semblait que plus tendre : une ligne tendue de ciel à terre pour nous sauver de la noyade, une bulle à jamais préservée de l’éclatement. J’avais été privilégié d’avoir été témoin de l’impeccable esquive des poissons. Je n’en souhaitais pas moins à moi, ou à mes compagnons du Patience.
Les goélands, que ces calculs visiblement indifféraient, guettaient la moindre apparition de ces proies potentielles, bousculant le flot de ma pensée. Quelques spécimens parmi les plus astucieux fondaient, bec ouvert et griffes avides, sur les nageurs, rasant la crête des vagues toujours un instant trop tard, pour remonter s’accrocher, penauds, au mobile criard de leurs semblables. Je me disais qu’ils devaient avoir très faim. Les poissons se soustrayaient inévitablement à ces assauts, montrant une présence d’esprit et une vivacité de mouvement que leur laconique train natatoire ne présageait en rien. Il suffisait que l’ombre du prédateur effleure leur dorsale pour que leur instinct s’en trouve agacé et que la pensée de la fuite éclate dans leur tête minuscule. Une pensée coupante s’affirmait en eux, et les poissons se repliaient dans les eaux sombres et denses avec l’angularité assurée et rebondie d’une virgule parfaitement placée. J’admirais leur agilité, sans pouvoir m’empêcher de penser qu’ils se précipitaient ainsi vers les bas-fonds de la chaîne alimentaire, où des monstres marins attendaient de n’en faire qu’une bouchée. Les petits poissons ne troqueraient donc qu’un danger contre un autre ?
Le miroitement diamantaire, le froissement diaphane des vagues m’hypnotisait. Je me laissais gagner par l’accalmie. L’impression d’un retour s’installait en moi et rendait mon malaise un peu plus tolérable.
J’ai fini par penser que Générale Mère nous ramenait à Tire, en Syrcadie, au lieu de ses origines. C’était l’hypothèse la plus évidente. Les membres de l’équipage refusaient, comme c’était leur habitude, de m’éclairer sur notre destination. Ils n’en savaient peut-être pas plus que moi. Après tout, est-ce que je ne faisais pas, nominalement au moins, partie de leur nombre depuis que je pouvais de nouveau me tenir sur mes deux jambes ? Si ce n’était de notre foi aveugle dans les infaillibles intuitions de notre commandante, notre trajectoire aurait pu ne nous sembler qu’une absurde ligne de fuite. Je dois avouer que je sentais, tout de même, une vague inquiétude planer sur l’équipage. Mes compagnons d’aventures, bien qu’ils n’en dissent mot, devaient comme moi redouter de revoir l’imposante masse de fer du Plavaniye bloquer l’horizon. Les services secrets kyrilles auraient informé l’amirauté qu’un passager manquait à l’appel. Le colonel Pykreti, qui n’était pas du genre à sous-estimer l’intelligence de ses adversaires (et qui, avec son terrifiant souci du détail, s’en voulait sans doute encore d’avoir oublié un gant à bord), ordonnerait une nouvelle fouille du navire. Il demeurerait altier, apparemment impassible. Mais ses hommes agiraient sans aucune politesse ni retenue, trahissant sa fureur. Le docteur Planche périrait dans la mêlée, projetant à la mer du bout des bras soldat après soldat, jusqu’à ce que Pykreti dégaine froidement son revolver et l’abatte d’une balle précise au front. Les soldats nous rassembleraient, contrits, sur le pont, pour nous forcer à assister à l’exécution de Générale Mère. Elle ferait face, avec un sang-froid et une élégance irréprochables, au peloton d’exécution et, quand le coup partirait, elle se replierait dans la lumière du Patience avec la grâce rectiligne d’un roseau froissé. Les soldats se souviendraient, jusqu’au tombeau, de son regard brûlant de fierté, d’une impossible compassion, braqué sur eux, adressé à nous – avec l’assurance que ni la peur de la mort ni le plomb imbécile des balles ne viendraient à bout de l’espoir. Ce regard reviendrait les hanter, et nous rassurer – et eux aussi peut-être –, au jour de notre trépas. Robinson, fers aux mains et aux pieds, disparaîtrait, muré dans une des sinistres chambres de métal où les services d’information kyrilles soumettent leurs victimes à des interrogatoires insensés, qui les confortent dans l’idée de leur pouvoir. Il finirait dans une solitude plus profonde encore que celle de son isolat orbital. Quant au reste de l’équipage et à moi, nous serions exilés dans une misère plus sordide que celle dont nous avait tirés le Patience, à nous échiner sur des pierres dans un camp de travail hyperboréal, où nous mourrions d’érythèmes et d’épuisement, les pieds et le cœur gelés, la pensée pétrifiée, à nous demander à quoi voulait en venir l’univers à force de misères imposées.
La mer recommençait déjà à me peser sur l’estomac, à me faire tourner la tête avec la pensée du pire, qui m’est encore plus intolérable, après un moment, que mes maux de mer. Mes rêveries ont été heureusement interrompues par le passage de Soudek, que mes pronostics pathétiques avaient épargné. Il se dirigeait, comme il en avait coutume en début d’après-midi, vers l’infirmerie où Robinson avait pris ma place. J’imaginais ce dernier, en proie à la confusion du retour, le regard fixé sur l’horloge, encore étonné d’avoir survécu à son exil et d’être retombé sur Terra où il n’espérait plus revenir, au milieu de gens de bonne volonté. Je me demandais si notre gabière, la nuit venue, passait le visiter, comme elle l’avait fait pour moi. D’ailleurs, elle aussi avait échappé à l’hécatombe de mes prémonitions. Il me semblait de toute façon que cette artiste de la fugue était par trop agile pour périr d’une façon si banale. Les marques qu’elle portait au visage témoignaient avec éloquence des périls qu’elle avait esquivés, et je ne tenais pas à la voir souffrir davantage. Je savais aussi qu’elle n’était pas du genre à quitter un navire qui sombrait ni à abandonner ses camarades à leur sort. Je préférais donc couper là le fil de mes pensées, avant de la forcer à faire le saut de l’ange et à se jeter en pleine mer depuis le mât du phare, parmi la nuée paniquée de nos oiseaux de bord. Non, Anatole ! À bord de ce navire, l’amitié devrait tenir jusqu’au bout. Plutôt que de rester planté là à nourrir des idées nauséeuses en m’accrochant à la ligne houleuse du Patience, mieux valait que j’emboîte le pas à Soudek.
Depuis l’arrivée à bord de Robinson, Soudek passait une bonne partie de ses journées avec notre passager clandestin. Il quittait la cabine de communication avec une liasse de papiers et un tabouret à dossier, et il s’installait au chevet de Robinson dans la même position qu’il adoptait devant son poste radio. L’officier de liaison cherchait, le front plissé, le regard intense et la main preste, à syntoniser la fréquence étrangère de notre visiteur. Il y déployait la même application qu’à résoudre une des énigmes logico-linguistiques dont il était friand. J’avais appris à décoder son comportement, et je le soupçonnais d’avoir élucidé un aspect du puzzle qui nous échappait encore et de tramer un plan dont nous connaîtrions bientôt le fond. Il avait une idée derrière la tête, qu’il avait peut-être déjà fait connaître à Générale Mère, et je ne doutais pas que le mystère de notre destination en serait bientôt clarifié.
Robinson s’était échoué sur le pont du Patience coussiné par une masse considérable de vêtements, un peu comme s’il s’était attendu à rebondir sur Terra comme une balle et avait voulu se prémunir contre ce risque. Il avait revêtu, sur sa combinaison spatiale, un long veston de cuir et une écharpe rouge, quatre fois passée autour du cou. Des motifs de carrés, de trapèzes et de cercles pâles indiquaient, sur le vêtement technique, l’endroit où avaient été décousus des badges.
Je nous imaginais attablés devant sa combinaison comme ces chimpanzés violemment tirés de leur jungle natale, à qui on demande de réconcilier des formes géométriques avec leurs contours découpés dans une plaque de bois. J’ai toujours admiré la magnanimité avec laquelle les primates se prêtaient à la fantaisie des scientifiques : s’ils ignorent son objet véritable, qui, dans une perspective épistémique – que d’aucuns qualifieront de cynique –, consiste surtout à prouver la parenté entre leur intelligence et la nôtre, tout en nous rassurant sur notre supériorité scientifique, ils sont bons joueurs, ce qui est tout à leur honneur et nous rassure encore davantage sur l’humanité – on choisit d’appeler ça ainsi – qui les habite. Les badges nous auraient bien sûr fourni des indices du point d’origine du décollage de Robinson : un des programmes spatiaux reconnus ou l’initiative pirate de quelque discrète et richissime instance infrapolitique, animée, depuis la découverte adolescente d’une littérature de fusées et de planètes proches, par des ambitions supraterrestres… On pouvait seulement en conclure que notre radionaute, qui aurait pu se ronger les ongles jusqu’à la racine pour passer le temps, avait préféré consciencieusement s’appliquer à découdre ces emblèmes officiels et que ses sentiments à l’égard de ses promoteurs ne devaient donc pas être des plus sereins.
Au moment de son arrivée à bord, Générale Mère m’avait invité à la suivre alors qu’on transportait notre disc-jockey céleste dans l’infirmerie. Soudek était avec nous. Le docteur Planche, en épluchant son patient, prenait le temps d’énumérer pour nous les conséquences délétères d’un séjour prolongé dans l’espace. Je dois avouer que la situation n’était pas dépourvue de comique : des flatulences soutenues – courtes mitrailles, couinements aigus ou longues notes flûtées – accompagnaient chacune des manipulations du docteur. Robinson se tenait coi. Rien dans son expression stoïque, un brin assommée, ne trahissait un quelconque effort de sa part pour ainsi s’exprimer : son relâchement, davantage qu’un soulagement, me semblait scander les étapes d’un dégonflage progressif. Cet air contrit, conjugué avec l’horreur des symptômes que nous détaillait le docteur, teintait la situation d’un certain pathétisme et nous empêchait d’en rire. Les exhalaisons, heureusement, étaient plus sonores que malodorantes. Planche, soulevant et retournant le corps de son patient comme si c’était une feuille, ne semblait même pas les prendre en compte. Il le débarrassait peu à peu de ses vêtements imbibés d’eau, en profitant pour lui faire craquer le squelette, lui délier les muscles. On aurait dit que Robinson, léger comme une bulle d’air, se vidait progressivement pour arriver à toucher terre et que le docteur Planche, avec un doigté impeccable, jonglait avec ce volume délicat, réussissant miraculeusement à le garder en l’état.
Planche énonçait, de sa voix de stentor, les sévices qu’avait subis Robinson alors que nous découvrions un corps en apparence sans cesse plus malingre. À son avènement sur le pont, Robinson m’avait pourtant donné l’impression d’être un homme assez costaud.
Sa casquette gisait froissée en une galette spongieuse dans la flaque qui s’étendait sous lui, un pauvre mollusque libéré de sa carapace, étalé parmi la masse des poissons clapotant. Ses lunettes à la monture noire étaient, miraculeusement, restées bien en place. Elles cernaient des iris brun foncé, qui semblaient passer droit au travers des visages curieux qui les surplombaient et de la nuée excitée des oiseaux qui flottaient au-dessus du pont, tentant de retrouver l’étoile mystérieuse qui venait de se décrocher du ciel pour le faire atterrir là. Robinson avait le front triste, le regard tombant et la mâchoire angulaire : un de ces profils qu’on qualifie de patriciens. J’avais tout de suite pensé : Une tête lunaire. Il se dégageait de ses traits une impression d’intelligence mélancolique que rehaussait encore son teint jaunasse, maladif, qui était un des symptômes les plus visibles de son long séjour en orbite. Qu’il fasse de l’hyperventilation, qu’il balbutie son propre nom, qu’il vomisse de la bile ou qu’il pleure, peu importe : Robinson irradiait une imperturbable contenance, un mélange de résignation et de détermination, lucide comme la lune, dont la lumière réfléchie demeure égale alors que sa face accueille sans ciller la violence des météores.
Planche, sans jamais cesser de discourir, avait retiré, sous la combinaison spatiale, un débardeur de lambswool, une chemise de coton peigné, puis une sorte de corsage conçu pour renforcer la cage thoracique soumise à la pression contre nature des g. Sous cette armure, Robinson portait la camisole et le collant isotherme auxquels on était en droit de s’attendre. Planche nous expliquait, triturant une jambe de son patient, puis l’autre, que, dans l’espace, les muscles perdent de leur tonus, massant ses bras, que les os se fragilisent, retournant Robinson sur le dos en lui posant une main sur le cœur, que le rythme cardiaque ralentit et que le pullulement des globules rouges diminue. « Bref, les organes manquent de souffle… » Soudek, lui, doublait sans perdre un mot le discours de Planche, traduisant pour le naufragé le diagnostic du docteur, passant du kyrille aux diverses langues centraliennes de sa connaissance (quelque chose dans la physionomie du patient portait à croire qu’il venait de là), à la recherche de la bonne fréquence. Robinson prêtait, sans broncher, une oreille apparemment distraite aux essais de l’officier de liaison. Peut-être ne tenait-il pas particulièrement à entendre le catalogue de ses misères. Planche en était à passer la camisole de Robinson au-dessus de ses épaules, malaxant du plat des paumes la colonne du patient, remontant jusqu’aux muscles deltoïdes – « Attention, ça va craquer ! » –, lui pétrissant – « Un, deux, trois, et cric ! » – les vertèbres du haut du cou et nous précisant qu’un scan, malheureusement impossible à effectuer à bord, révélerait des changements subtils dans la structure de son cerveau. Robinson se retrouvait maintenant torse nu, malingre comme une brindille. La pensée du patient serait confuse et sa vision – « Rappelez-vous que les yeux sont le prolongement du cerveau » – demeurerait floue pour une période indéterminée, c’était une question de jours, peut-être de semaines. Planche avait alors redressé la tête de Robinson, replaçant l’oreiller dans son dos et lui passant un mouchoir, histoire de lui permettre d’un peu dégager ses sinus congestionnés. L’affaiblissement de son système immunitaire le rendait en outre particulièrement vulnérable aux infections de toutes sortes. Les fluides de son corps, remués par son retour d’orbite comme par les girations d’une spatule spatiale, moussaient en désordre sous son épiderme et lui donnaient cet air jaunasse, « un peu soupe aux pois ». Il faudrait d’ailleurs lui servir « un bouillon, avec une bonne dose de gingembre et d’ail », plus tard, « qu’il prenne du mieux, informez-en le cuisinier, s’il vous plaît ». Sa proprioception – le compas interne qui nous permet de distinguer le haut du bas, la gauche et la droite –, soumise comme le reste de son corps à la baratte orbitale, mettrait du temps à se stabiliser, l’amerrissage n’aidant en rien – « Mal de terre et mal de mer, ce n’est pas la même chose » –, et Robinson serait sujet à de graves troubles de l’équilibre, perdant pied dès qu’il tenterait de se lever. Il revêtait maintenant une chemise hospitalière, soutenu par Planche, lequel concluait en affirmant que son séjour dans l’espace avait sans nul doute retranché quelques années de son espérance de vie et qu’il devrait, dans les jours à venir, subir de longues nuits d’insomnie, qu’il traverserait au son ridicule de ses flatulences.
Robinson avait posé, à l’issue de cette douloureuse litanie, un regard absent sur la face de l’horloge. Elle devait sembler, à ses yeux embrouillés, une buée informe : une membrane iridescente ou l’épiderme caoutchouteux et perméable d’une amibe qui cherchait paresseusement sa forme, dans une eau qui menaçait de la dissoudre. Planche avait badigeonné un bourrelet prometteur sur la cuisse de Robinson, levé le coude et, d’un mouvement preste et précis, enfoncé une seringue dans la jambe du patient. Le cylindre de verre se remplissait à vue d’œil de sang, alors que Robinson, impassible, laissait échapper un long gaz, la plainte aiguë d’une baudruche qui finit de se dégonfler, en nous mettant au défi d’en rire.
Un homme n’est pas un arbre, et il ne suffit pas de pratiquer une section dans sa chair pour découvrir son âge. Le vol de Robinson avait assujetti son corps aux lois d’une autre croissance, à l’œuvre d’un autre temps. Planche était le premier à admettre qu’il aurait, malgré sa batterie de tests, la plus grande difficulté à déterminer l’âge exact de Robinson – la petite quarantaine, peut-être – et combien de temps exactement il avait bien pu tourner en solo au-dessus de Terra.
En raison du profil étonnamment émacié du patient, une fois celui-ci délesté de sa coquille vestimentaire, le docteur croyait que Robinson avait pulvérisé tous les records de séjour en apesanteur. Cet honneur, si c’en est bien un, serait cependant difficile à réclamer, même pour le principal intéressé, et ce, bien qu’il eût fini par parler. Il s’est en effet avéré, au fil des jours, que Robinson savait s’exprimer en kyrille. Soudek, toutefois, doutait qu’il s’agît de sa langue maternelle; il y avait un je-ne-sais-quoi dans l’accent du naufragé qui portait à penser qu’il était né dans une des républiques proches, absorbées par la Fédération, aux habitants desquelles les autorités imposent, dès la plus tendre jeunesse, l’apprentissage de l’idiome national, au détriment des langues ou dialectes locaux. Soudek avait noté que l’expression de Robinson s’altérait quand il usait de certaines tournures, en certaines langues. Les pages des carnets de Soudek étaient remplies de dessins – assez réussis – du visage de Robinson, sous lesquels il avait inscrit des formules en diverses langues. Des phrases comme Vous prenez du mieux, La mer est calme aujourd’hui, Merci pour la chanson, Vous deviez vous sentir bien seul ou Non, ce n’est pas la fin du monde. Ces concordances lui avaient permis de constituer une espèce de guide de conversation et de progressivement gagner la confiance du naufragé.
Soudek cherchait à approfondir le dialogue. Il voulait découvrir d’où venait Robinson, ce que visaient ceux qui l’avaient envoyé valser en orbite, et le secret que cachait son signal. Il en allait de son honneur de cruciverbiste.
Chaque fois qu’il était tenté de nous faire des confidences, Robinson semblait atteint par une sorte d’amnésie sélective. Il perdait le fil de ses phrases, ses yeux s’écarquillaient et, inévitablement, je me retournais, certain de voir une apparition à son chevet, la gabière ou un autre messager spirituel, une silhouette diaphane, sortie du fond de l’énigme, un moment, pour ensuite disparaître, le visage interdit, sans mot dire. Je croyais bien détecter, derrière nous, un froissement de lumière, une vague opalescence, qui finissait de se dissiper dans les airs et que j’avais d’abord voulu attribuer à un défaut de ma vision. Je me détournais vite de cette intuition, alors que Robinson, possédé par une urgence incompréhensible, se mettait à bredouiller des phrases incohérentes en se tordant dans son lit. Soudek tentait de noter chaque inflexion, à la recherche d’un mot, d’une clef, qui nous révélerait la langue véritable de Robinson. Puis sa glossolalie cédait progressivement la place à un ronronnement sourd et, si Planche n’arrivait pas pour adoucir l’atmosphère autour de son patient de sa dextre apaisante, Robinson se mettait à japper, cou et tête tendus, comme un chien défiant une menace imperceptible. J’avais l’impression que Robinson résistait, de toutes ses forces, à un silence qui risquait de l’avaler, et je me retournais de nouveau pour sonder les airs, flairant quelque détail déplacé qui me dévoilerait où se cachait, sous la trame indicible des choses, cette présence dont j’avais eu l’intuition et dont je n’osais glisser un mot, moins par peur du ridicule – l’intelligence de mes compagnons était bien trop généreuse – que parce que je redoutais que le spectre m’entende et qu’il décide de s’éclipser avant que je n’aie pu en raisonner la présence.
Il me paraissait tout de même, lors de ces épisodes de possession paniquée, que la présence que j’avais décelée, froissant la lumière, cette subtile altération du fond des airs, était celle d’un esprit trop véloce pour la vision ordinaire, qui se tenait sans un bruit dans notre dos, à considérer le patient et les méthodes que nous appliquions pour garantir son bien-être. Bien qu’il n’y eût rien derrière nous et rien d’autre, dans le regard de Robinson, que l’horloge floue égrenant son tictac, le mouvement de balancier de la mer et le flottement des mouettes dans le hublot, l’évidence de mes sens ne me suffisait pas et, s’il fallait que je soupèse sérieusement la possibilité que mes écarts de pensée ne fussent rien de plus que des superstitions issues de la nécessité de m’inventer un rôle à bord, le sentiment que j’effleurais ainsi l’essence de l’énigme me tenaillait. J’imaginais que cette présence était, d’une façon encore insaisissable, responsable des souffrances de Robinson et qu’elle voulait s’assurer qu’elles suivaient leur cours. Entendez-moi : ce n’est pas que je crusse que l’esprit qui flottait autour de nous était mauvais; mais, bien que je ne fusse pas non plus convaincu qu’il fût bon, j’étais certain qu’il était là avec nous. Les dons de Planche, d’habitude si prompts à opérer, en semblaient d’ailleurs affectés, et le docteur devait travailler plus longtemps que d’habitude pour apaiser le patient affolé et lui rendre son repos.
Les rescapés du Patience étaient fervents des formes extrêmes de l’espoir. Je me disais que l’esprit sensible que je sentais hanter les airs, puisqu’il demeurait là, ne devait pas être étranger à notre cause. Des âmes plus cyniques auraient pu croire que Robinson se payait notre tête ou que, se méfiant de nous, il appliquait une de ces techniques de désinformation que les citoyens de la Fédération kyrille développent afin de survivre aux perversions d’une vie sous surveillance. Robinson affirmait ne plus même se souvenir de son nom et avait accepté celui qu’on lui avait donné avec l’indifférence d’un nouveau-né ou – ce qui s’accordait parfaitement avec le mode de sa possession – d’un chien.
Tout commençait pour le mieux. Des bribes d’images, des scènes fragmentaires revenaient à Robinson comme du pollen en vol. Puis une ombre passait sur ses traits. Il plissait le front et baissait le ton, pour tenter de nous décrire des instants perdus. Nous retournions avec lui dans l’espace lacunaire du drame qui l’avait exilé en orbite.
J’étais avec Soudek lors de la première de ces confidences. J’avais pris l’habitude de lire à voix haute à Robinson, en me disant que la rumeur de notre langue pourrait ainsi entrer en lui (et ce, bien que dans mon propre cas cette méthode, que j’ai de nombreuses fois appliquée à des œuvres dont j’avais aimé les traductions, se fût révélée bien moins que concluante). Je lui lisais des passages de La forêt neuronale, le conte miraculeux du docteur Bëchel, en espérant qu’ils feraient autant de bien à son cerveau assommé qu’au mien.
LA FORÊT NEURONALE
Alors qu’il exerçait la neurochirurgie à l’hôpital Beth-aleph de Bethsebalba, on disait que le docteur Standard Bëchel avait le doigté si délicat qu’il aurait pu effleurer le tissu de l’âme de la pointe de son bistouri sans le déchirer. Pendant plus de six décennies, il opéra des patients qui avaient subi de graves dommages cérébraux. Les résultats, s’ils n’assuraient pas une guérison complète, finissaient toujours par améliorer la vie de ses « miraculés ». Ils retrouvaient partiellement la parole, la vision, l’ouïe, ou un sens d’eux-mêmes qu’ils croyaient égaré à jamais. Bëchel était le premier à avouer qu’il ne savait pas vraiment ce qu’il faisait, que, devant le cerveau humain, qui est l’objet le plus complexe de l’univers (il précisait : « l’objet connu le plus complexe de l’univers, à l’exception de l’univers lui-même »), on mesurait le poids de sa propre humilité, qui, disait-il en blaguant, « est d’environ mille quatre cents grammes, ou à peu près infini ».
Bëchel avait toujours été un lecteur assidu et vorace, dont les centres d’intérêt dépassaient largement la profession choisie. Il continuait de pratiquer, à cette époque de raison appliquée, une « science romantique ». Ses rapports étaient rédigés dans une prose élégante et précise, où la fascination des syndromes et des symptômes cédait le pas au témoignage d’une rencontre avec un être humain et à une description incarnée de sa souffrance. Le docteur Bëchel a pris sa retraite à la mort de sa seconde épouse, la traductrice littéraire Rozscenia Albaboraș, qui a introduit les contes de Bourget et signé la première traduction complète du Zoliptyk dans la langue dascienne. Bëchel était âgé de quatre-vingt-treize ans au moment de son deuil. Il a alors résolu de consacrer ses derniers jours – « mon temps au cœur creux » – à l’écriture. Elle constituerait son activité principale jusqu’à sa mort, qui – il en était le premier étonné – surviendrait dix-neuf ans plus tard, au lendemain de son cent douzième anniversaire.
« Tout ce qui arrive continue d’arriver, écrit-il, et, chaque fois que nous nous retournons vers le passé pour y démêler l’écheveau des causes et des effets, à la recherche des raisons qui expliqueraient l’état du présent, nous risquons de découvrir des affluents inconnus de l’avenir. » Malgré la précision de son coup de scalpel, le docteur Bëchel ne souscrivait pas, contrairement à nombre de ses collègues dans les professions scientifiques, à l’idée que la connaissance empirique donne un accès privilégié à la vérité et que la science soit donc le seul mode réaliste d’appréhension du monde. Les explications linéaires n’étaient pas pour lui. Il voyait dans les reductio ad absurdum une façon d’étendre le champ de la spéculation.
Bëchel travaillait en parallèle sur deux ouvrages, où il se proposait de réconcilier ce qu’il avait appris et ce qu’il ne comprendrait jamais de l’humanité et de ses malheurs.
Le premier livre, auquel il avait donné le titre provisoire de Motiiv centrii (La raison centrale), est une somme scientifique qui devait rassembler les « mille et une nuits » de sa longue carrière dans le bloc opératoire, autant d’études de cas qu’il avait pratiqué d’opérations. Motiiv centrii est, dans son ensemble et ses détails, intégralement inachevé. Bëchel avait voulu, à partir de ses rapports opératoires, établir un système de relations transversales, ourdir des constellations et tresser une globalité, une « grammaire auxiliaire du cœur humain », selon sa belle formule, où la singularité de chaque esprit irradierait vers une « raison centrale », qui était « le nerf et la cause de notre être-ensemble, à ce carrefour arbitraire de l’espace et du temps où nous nous sommes trouvés à vivre ». L’ancien chirurgien copiait, mot à mot, ses rapports, ces « pages tirées du grand romans des vies accidentées » (le S de romans est volontaire). Soulignement, parenthèses, incises, annotations ; il avait développé « une méthode et une physique » pour aiguiller l’expansion continue de cet univers narratif. Les pages du manuscrit sont couvertes de papiers de dimensions et de couleurs différentes, collés en liasses qui comprennent parfois plus d’une trentaine de notes. On soulève ces strates pour découvrir un original fourmillant d’annotations marginales – au crayon de plomb, au stylo ou au feutre de couleur –, dont la nuée semble prête à engloutir les lignes tapées à la machine qui constituent le cœur du propos ; ces paragraphes, bien souvent, restent suspendus à mi-phrase, et les phrases achoppent à mi-mot. De minces feuilles de papier bible s’intercalent entre les liasses du tapuscrit, pelures d’oignon où Bëchel tente de dresser les grandes lignes de sa Raison centrale à travers des schémas vibrants d’incertitude, des arantèles dont les étoilements filent de page en page, en vagues d’associations fébriles, ficelles ondulantes qui se nouent et se dénouent en cours de route, pelotes argumentaires dont les objets se démultiplient et s’égarent en de longs mouvements ondulatoires. (Dans sa forme littéraire, le projet est tributaire de l’art ancien de L’anatomie, ces sommes scolastiques consacrées à la dissection d’un sujet scientifique.) Chaque page du manuscrit, qui en compte plus de dix mille cinq cent soixante-douze, est donc en effet demeurée, sous un aspect ou un autre, inachevée. Bëchel, dans une entrevue radiophonique réalisée peu avant sa mort, ne s’en excusait pas : « La raison centrale est une narration pleine de débuts, dont le milieu est partout et la fin, nulle part. » Et il avait ajouté : « Que voulez-vous, la pensée perd son chemin à force de chercher à se connaître elle-même, et j’ai voulu faire un roman réaliste. »
Quant au deuxième ouvrage, il relève clairement de la fabulation. Georges-Louis Bourget, dans la préface qui accompagne la plupart des rééditions contemporaines du chef-d’œuvre de Bëchel, Lemna neuralăe (La forêt neuronale), affirme : « La raison centrale est un livre qui laisse espérer un livre : celui que vous tenez entre les mains en est le jumeau. Le fantôme mort-né du premier rôde entre ses branches. » Là où La raison centrale est un monument déroutant, La forêt neuronale est un joyau de concision. Une fable à « la trame d’une perfection cristalline, dont le centre couve un mystérieux nuage d’incertitude ». Qu’un homme de science qui, de son propre aveu, se considérait comme un simple lecteur et interprète de la condition humaine réussisse « un acte de fiction parfait » reconduit « la leçon d’humilité qui était si chère à sa pratique de chirurgien ». Il nous fait toucher, en à peine une cinquantaine de pages, à cet art subtil qui consiste à « ouvrir l’enveloppe du néant, pour y glisser une lame et couper dans la substance même de la réalité ».
La forêt neuronale part d’une situation domestique : l’endormissement d’un lecteur, dont on suppose qu’il représente l’écrivain lui-même, dans son fauteuil préféré. Son imagination s’égare, avec la nôtre, dans un cycle de recommencements, mettant en marche une sorte de « machine à mouvement fictionnel perpétuel » qui, paradoxalement, nous propulse en avant alors même qu’elle nous laisse en plan. L’incipit de Lemna neuralăe installe le modus operandi du texte. Une série de « changements de phase narratifs » s’enchaînent sans accroc, en une sorte de « fondu enchaîné infini », longue « prolifération métonymique » qui « nie sa linéarité, pour pousser dans toutes les directions et nous perdre dans une forêt de métaphores touffue ».
Lemna neuralăe émane d’une image naïve – la ressemblance entre un neurone, une ronce, un arbre en hiver, certains protozoaires… – pour tenter d’embrasser le flot et les ressacs mystérieux de la conscience. Les fils de la fable s’entrelacent en une sorte de « stream of consciousness objectivé », où la conscience se confond avec le paysage. Dès la première page, une séquence de métamorphoses est enclenchée, déplaçant le Il était une fois pour lancer une histoire « qui commence en recommençant et n’en finira plus de recommencer ». Il suffit de citer ses premières pages :
Ce livre, comme tous les livres, commence une autre fois. Le soir tombe autour de la maison de bois. Les étoiles, nettes et précises, brillent autour de son pignon. Elle se découpe sur le fond de la nuit, une idée claire. On la dirait suspendue au sein de l’univers, chacune de ses arêtes reliées, par des fils invisibles, au mobile des étoiles.
Au premier, le rectangle illuminé d’une fenêtre, nu comme une feuille. À cette heure, est-ce que le bureau, la pièce jonchée de livres et de papiers, reste vide ? Ou est-ce que quelqu’un a résolu de mettre fin aux travaux du jour et s’est installé dans le vieux fauteuil vert, pour reprendre la lecture là où elle a été laissée en plan ? Le faisceau du lampadaire illumine le début de l’histoire comme un projecteur de scène. Tous les livres, oui, commencent dans d’autres livres…
Dans quelques instants, le lecteur s’abandonnera, jusqu’à l’endormissement, aux allers-retours de sa pensée sur le papier. Sa tête se mettra à dodeliner, il finira, peu importe combien il souhaite s’accrocher à la suite de l’histoire, par s’assoupir en pleine phrase. C’est alors que, sous la pelouse avant, une graine hirsute, aux radicelles échevelées, en profitera pour s’entrouvrir. Mon petit doigt me le dit : une pousse point, une crosse d’évêque, un nerf crochu qui entame son ascension millimétrique, noueuse, jusqu’à la surface. Elle ne vient pas seule. Un jour les boules chevelues d’arbrisseaux surgiront de l’humus. La pelouse cédera la place à un enchevêtrement de ronces. Une forêt réputée pour impassable entourera la maison. Ne savez-vous pas qu’il y a assez de temps et d’espace entre le sommeil et nous pour que ce conte s’avère possible ?
La maison résistera, tant qu’elle le pourra, à l’emprise de l’histoire. Livre. Ronce. Château. Déjà, un chevalier survient, coupant à travers bois. La maison se retourne sur elle-même, et c’est maintenant une maison de verre, sans porte ou fenêtre. Qui n’est elle-même que porte ou fenêtre ouvrant sur l’univers. Le chevalier reconnaît, posé en son centre, comme la fumée d’un diamant, l’objet de sa quête : une jeune femme, vêtue d’une robe rouge, les cheveux longs comme des cordes de marin, se penche sur les pages d’un gros livre. Le chevalier a beau cogner du pommeau de son épée contre les murs de la maison, invoquer tous les dieux ou se lancer, du poids de son armure, contre les parois, rien n’y fait; la jeune femme reste à sa lecture, ne relève pas la tête. Elle est peut-être sourde ? Si seulement il pouvait se tenir derrière elle, jeter un coup d’œil à l’illustration qui commande toute son attention de lectrice. Lui ne le voit, ne le verra pas, mais c’est l’image d’un chevalier qui vient, dans l’entrelacs des pages et des ronces, vers une maison de verre, et qui est lui. Il voudrait tant pouvoir retirer son gantelet, doucement poser la main sur son épaule, qu’elle se retourne et le reconnaisse. Mais il arrive toujours un moment trop tard pour toucher les murs du présent et, lorsque la jeune femme tournera la page pour connaître la suite de l’histoire, un éclair effacera le chevalier du décor, comme s’il n’avait jamais été là. Elle entendra son nom qu’on appellera, qui flottera dans les halls du château, et elle refermera le livre, accourant vers l’écho, certaine d’avoir oublié quelque chose.
De page en page, l’homme, la forêt et la maison, la femme, le livre, l’éclair changent de forme. Des formules tripartites, comme des incantations, scandent les transformations des éléments de la narration : Forêt. Nuit. Éclair… Femme. Livre. Lame… Les personnages s’assoient, se lèvent. Apparaissent et disparaissent. Ils s’égarent. Ou, plutôt, leur auteur les égare. Chaque mouvement, incomplet, suggère son contraire, ses compléments, et demande un renversement, une métamorphose. Le récit est presque entièrement constitué d’entrées et de sorties rattachées par une série d’enjambements narratifs, où les images d’Épinal de la fiction dessinent les arches d’un pont immatériel. Ce pont relie les rives invisibles de l’écriture et de la lecture, et nous laisse comme suspendus dans les airs, lévitant à une distance sécuritaire du flot tumultueux des histoires.
Notre lecteur domestique, notre chevalier des premières pages, est aussi un enfant parti jouer dehors, qui s’est perdu en forêt et arrive, apeuré, sur le seuil d’une autre maison que la sienne… Il est ce déserteur assis dans une clairière, sur un tronc coupé, attendant qu’une balle perdue, qu’il a lui-même tirée, vienne mettre un point final à sa vie… Est un bûcheron dans sa cabane de rondins, qui, par un matin d’hiver, décide de tout laisser derrière pour rejoindre l’humanité qu’il a quittée, et qui finira par croire que la forêt a recouvert le monde entier… Est ce voleur en cavale, qui fuit en jetant des regards en arrière, trébuche sur des racines et tombe la face la première au pas d’une porte cadenassée, à laquelle il entend cogner, cogner, cogner un captif, qui, de sa propre voix, l’implore en appelant son nom… Est un automobiliste en panne par un après-midi automnal, multicolore, bel homme dans son long ciré, les mains gantées de moleskine, les lunettes de protection retroussées sur sa casquette de tweed, qui prend le premier sentier visible dans l’espoir de dénicher un bidon d’essence, abandonnant sa décapotable sur le chemin forestier, qui commence déjà d’être englouti par la progression insidieuse des ronces…
La jeune fille dans sa maison de verre s’enfonce dans un corridor éclairé par des torches, disparaît dans un escalier en colimaçon, puis une mère, le soir tombant, debout à l’évier devant la fenêtre qui laisse voir la lisière du sous-bois, attend son garçon parti jouer et pense au diable… Elle ouvre le robinet et la scène ménagère se dissout avec les bulles du savon à vaisselle… Une cavalière galope à fond de train entre les troncs, un pli de première importance glissé sous son manteau, à l’endroit du cœur, il y aura la guerre… Elle est une promise affairée à son métier qui maille une image de la forêt, où un soldat, de retour d’une guerre lointaine, s’égare sans fin… Elle est une belle endormie, prisonnière de son cercueil de verre, son visage niché comme un bouton de fleur au milieu de sa chevelure luxuriante, alors que tout autour prolifèrent les ronces, doigts crochus, accusateurs, exerçant une pression subtile sur le verre, qui commence à se lézarder, à se couvrir de craquelures fines… Elle est une vieillarde rachitique, à l’expression énigmatique, qui ouvre la porte à un garçon apeuré, ignorant s’il vaut mieux de sourire ou d’endosser le masque de la sorcière…
Si la plupart de ces épisodes fugitifs présagent des fins sinistres – sans toutefois se résoudre à les détailler –, il n’en est pas un qui ne ravive, par le thème et les images qu’il convoque, l’étincelle de l’aventure. Il est bon de noter qu’on trouve aussi, vers les deux tiers de l’ouvrage, la description lumineuse d’une sorte d’éden. Un grand chêne, dont les branches embrassent à contre-jour le ciel, s’élève à la place de la maison. Une voyageuse, un voyageur, on ne sait plus, se présente à son pied. Des êtres de sang et de chlorophylle mêlés, ancêtres ou descendants de l’humanité, tendent la main à la visiteuse, au visiteur. Leur peau est verte, leurs mains sont bleues. Elle, il est convié à grimper vers la lumière et à se colorer d’espoir. Dans ces pages fleurit cette phrase que d’aucuns tiennent pour la morale de Lemna neuralăe : « C’est de cette façon que les feuilles espèrent. » (On doit bien sûr considérer ces « feuilles » comme une propriété à la fois de l’arbre et du livre.)
Dans la toute dernière variation du livre, on entend des pas dans l’escalier. Une ombre passe à la tête du fauteuil. Éteint la lampe. Le ciel au-dessus de la maison reste dégagé, les étoiles continuent de briller, nettes et précises comme des têtes d’épingle. Un éclair, paradoxalement, illumine le ciel découvert. Puis il n’y a plus que la nuit. Une illustration – la seule de l’ouvrage – figure à l’antépénultième page : un rectangle d’encre noire, zébré d’un filet blanc, qui pourrait sembler une erreur d’impression, mais qui taraude l’œil comme une fêlure dans une tasse de thé. L’image est accompagnée d’une légende hermétique, qui combine trois phrases tirées d’épisodes précédents du livre, dans un prolongement de ses motifs tripartites (« Nuit. Lame. Éclair. » Etc.) : « La nuit aiguisait ses lames. La forêt ne tenait plus qu’à un fil. Il a fallu couper le courant. »
Au revers de la quatrième de couverture, on découvre la dédicace de Bëchel : « Aux pourfendeurs de l’imagination. Puissent-ils retrouver le chemin de la maison. »
Trois semaines après la sortie de La forêt neuronale, Standard Bëchel est mort dans son sommeil, aussi naturellement, et imperceptiblement, qu’un jour devient le suivant.
*
Je me souviens que Planche, lors d’une de nos conversations de chevet, m’avait décrit les replis intérieurs du cerveau comme une forêt d’hiver, où surgissent spontanément des arbres neuronaux, avec leur branchage de lumière dénudée. La nuit de notre conscience est un lacis de bois dormant, insistait-il, qu’éclaire par intermittence la pensée. Il m’avait alors prêté son exemplaire traduit de La forêt neuronale. Les glissements constants du récit, la prolifération des bifurcations, ses embranchements solidifiaient, paradoxalement, le centre de ma stupeur. Le récit me donnait un lieu où enraciner ma confusion, et ses épisodes jetaient des ponts flottants entre mes accès de sommeil.
Je croyais que cette prescription, qui avait contribué à me remettre sur pied, pourrait aider Robinson à récupérer. J’ai décidé de lui lire l’original. Mon dascien se limite aux salutations d’usage et à une poignée d’emprunts folkloriques – vampyr, n’est-ce pas –, ma prononciation est laborieuse (j’ignore tout de la fonction précise des cédilles et circonflexes biscornus qui poussent autour de nombreux caractères) et je m’exprimais donc dans un idiome intermédiaire, aux accents gæoles, mais pas tout à fait dascien, plutôt : langue d’un seul, dont j’espérais qu’elle éveillerait de nouveau Robinson à sa propre singularité.
J’étais assez familiarisé avec le livre pour y reconnaître des épisodes ou des phrases – le dascien est après tout une langue rominque –, mais j’avais, bien sûr, vite fait de m’égarer et de me retrouver dans une incompréhension semblable à celle des personnages de Bëchel. Ma confusion linguistique imposée raffermissait l’impression que le livre se réécrivait entre mes mains et qu’il cheminait, en quelque sorte, vers moi, Robinson et le Patience, pour infléchir le cours de notre histoire. J’entretenais l’espoir discret que sa fiction puisse avoir un effet, disons, magique, sur l’état de Robinson. J’en étais environ à la moitié (page 26), près du moment (probablement) où le lecteur se lève du fauteuil vert pour scruter la nuit à la fenêtre, qu’un éclair venait de zébrer d’une lumière turquoise, quand j’ai dû m’arrêter en pleine lecture.
Soudek, qui avait passé le gros de la matinée en conférence avec Générale Mère, venait d’apparaître – vif comme l’éclair ! – dans l’embrasure de la porte de l’infirmerie. Planche était sur le pont, à veiller à régler un pépin technique. J’aimais à croire que notre talentueux officier de liaison continuait de syntoniser la fréquence de notre passager clandestin, que son dévouement à l’énigme avait tressé entre lui et Robinson un lien vital, le ressort d’une sympathie profonde, qui avait permis à Soudek de débarquer à l’infirmerie au moment le plus opportun. Je lui ai immédiatement cédé ma place, alors qu’il sortait son carnet, portait le bout de son stylo à sa langue et commençait déjà à se fondre dans le flot verbal du patient.
« Pamięćty ! Pamięćty ! Souviens-toi ! Souviens-toi ! » s’exclamait Robinson. Même un écolier aurait reconnu la devise de la Wiślianie, pays aux contours instables, pris dans l’étau de toutes les guerres et dont le nom, chaque fois qu’on tentait de le biffer de la carte, s’imposait rapidement de nouveau, tache indélébile que les pires ponctions politiques n’étaient jamais parvenues à éradiquer. C’était, sur la carte de la Centralie, l’irréductible point de fuite d’une paix en apparence impossible.
La réputation de résilience des Wiślianais n’est plus à faire. Robinson – Rozbitak, dirait bientôt Soudek – se souvenait, oui, en wiślianais mâtiné de kyrille. Da, dak, on avait pris soin, avant le décollage, de lui confisquer sa montre. Un homme – Beurak ! – il portait une combinaison bourgogne, son visage caché par un casque – « c’est lui, pas moi, qui avait la gueule d’un astronaute » – avait ouvert sa paume, et Robinson l’avait posée là, obéissant comme un prisonnier ou un chien, caïnca. « Il était, il me semble qu’il était, sept heures, l’aube, l’été. Ils m’avaient amené sur une île, emprisonné dehors. » L’intérieur du vaisseau, da, dak, pamięćka, avait bel et bien l’allure d’un appartement, « de notre appartement ». Il se voulait le double exact de celui qu’il avait habité, comme si on l’avait arraché du tissu des rues, qu’on avait bouché ses fenêtres, qu’on lui avait soustrait sa vue, la ville, puis le monde entier. « Ils ont essayé de faire une prison de mon bonheur. » Dans cet appartement, Robinson avait vécu avec son épouse, leur petit garçon – qui n’avait pas prononcé un mot depuis la naissance, bien qu’il démontrât tous les signes d’une vive intelligence – et un gros chien noir, Pirat. Agniescka, qui s’habillait toujours en tons de gris, était pourtant tellement drôle, zabanoy ! et Robinson riait. Puis il se mettait à pleurnicher. Darius, c’était le nom de leur petit homme. Leur petit mélancolique. Leur penseur autrement. Leur âme d’ailleurs. Un bourgeon en tête. Un pépin dans le cœur. Un cheveu sur la langue. Une nouvelle façon de ressentir. Pas de mots, pas encore de mots, pour le, la dire. Il se retenait de parler. Mais pas d’aimer. Ou d’être aimé. La, leur vie devant lui, devant eux… Une théière bleue, ornée d’un dessin du palais d’Hiver… Leurs deux tasses de faïence et son bol de café au lait… Des biscuits au gingembre, une orange divisée en quartiers… Le tout posé sur un plateau, que frappait un rayon de soleil oblique, où tournoyaient doucement des particules de poussière… Robinson passait ses dimanches soir calé dans son fauteuil d’élection, à écouter des disques, « d’autres pays, d’autres musiques ». Ils vivaient en hauteur. Dans un vieil immeuble aux planchers de bois cirés. Par la fenêtre du salon, on apercevait le long lacet du fleuve, encore chargé de glaces, le pont de fer avec son haut portail, gardé par deux lions de pierre, ses arches vertes, les passants en pardessus, manteaux de fourrure, costumes de corbeau, sur les trottoirs de métal des passerelles… Parmi le trafic des voitures à la carrosserie arrondie, on voyait parfois encore un cheval tirer une charrette. De l’autre côté, les rues sinueuses, hérissées de pignons et de coupoles, les volutes de fumée bleue qui se dissipaient dans le ciel d’hiver, dont la substance subtile s’accordait avec le profil estompé des collines enneigées aux limites de la ville, avec leurs sommets qui se fondaient dans la grisaille. Chaque fois que Robinson se rendait au parc pour promener Pirat, ils s’arrêtaient au pied de la statue sans tête du poète. « Je ne trahirai pas son nom. » Le chien faisait ses besoins. Robinson « prêtait sa tête à la statue. Ils avaient dû la jeter au fond du fleuve. Avec leurs cœurs de pierre. Leurs crimes qui leur brûlent les paumes ». Sur la plaque de bronze vissée au socle, des vers avaient été effacés à coups de lame. « Ça faisait comme un nuage d’étincelles. Un feu d’artifice. Peu importe, je les connaissais par cœur. »
Un dimanche comme un autre, Pirat finit de faire ses besoins. Robinson se pose sur son banc préféré. Un homme en pardessus beige, les yeux marron, cerclés de lunettes à la monture dorée, est occupé à nourrir les pigeons. Pirat s’énerve. Les pigeons se dispersent. Robinson s’excuse auprès de l’étranger. Défait la laisse. Pirat part jouer au pied de la statue, renifler les arbres et pourchasser les écureuils. Les deux hommes échangent sur le temps qu’il fait. L’étranger a sans contredit une drôle de tête, en accent circonflexe. Un sourire en V, le crâne pointu comme une jointure, une lumière rusée dans l’œil. Il a le teint à demi ascien, et la réserve qui est parfois la leur. Robinson ne sait pas encore qu’il est en train de sceller un pacte, de signer un arrêt du destin. « J’aurais dû m’en aller. Moi et mon esprit de gageur. » Dans un pays où il faut guetter ses moindres paroles, les temps creux sont des moments dangereux. L’homme – il dit s’appeler, « c’était ridicule », Beurak, betterave – confie finalement à Robinson qu’il est scientifique, qu’il travaille à un grand projet. Un rayon de lumière qui saura percer à travers le vide. Une façon d’envoyer la pensée flotter dans l’espace. « Je lui ai posé des questions. Il m’a donné des réponses évasives. Chaque fois que je tentais une paraphrase, il m’écoutait attentivement, presque sans cligner des yeux, et finissait par me dire, en souriant, “ce n’est pas exactement ça”. Je continuais de lui prêter attention. Puis il a eu cette formule, ridicule, qui martelait ma pensée, là-haut, comme une malédiction : “Nous voulons perfectionner la solitude.” Perfecta samotność. » Qui ça ? Et pourquoi ? « “Votre fils, m’a-t-il dit, en sait quelque chose.” Il l’avait rencontré à l’institut. Il pouvait l’aider. »
« J’ai laissé ce connard entrer dans ma vie. Manger à ma table. Poser l’œil sur ma femme, mon fils. » Un dernier dimanche sur Terra. Agniescka est sortie faire des emplettes pour le repas du soir, c’est son tour. Darius, « je lui avais dit de rentrer à sept heures », joue dehors avec Pirat. Ils se pourchassent entre les arbres du parc, autour de la statue sans tête du poète. À l’étage, Robinson, installé avec une tasse de thé dans son fauteuil vert, le voit apparaître, de-ci, de-là, entre les arbres. « Où étaient-ils ? Où étaient-ils maintenant ? » Il écoute de la musique. Des chansons d’ailleurs, dont il ne comprend les paroles qu’à moitié, mais qu’il n’en finit plus de faire rejouer. « Vous connaissez cet air. » Il se lève pour retourner le disque. On cogne à la porte. C’est Beurak. Il n’est pas seul… « J’aurais dû écouter Pirat. »
Puis Robinson a perdu ses mots, s’est agité, a écumé. Il a jappé, comme un chien alarmé, éploré, enragé, il a jappé. Je me suis précipité pour chercher Planche, qu’il vienne flatter la peau des airs, lisser le remous, nous redonner l’impression, l’assurance qu’existait la terre ferme. Même en cette orbite lointaine. Que Robinson, Rozbitak, puisse, dak, da, s’endormir et retourner, doucement, à la mélodie d’un dimanche évanoui.
Robinson avait réussi à nous convaincre qu’il n’avait pas choisi son séjour orbital, qu’il avait fait l’objet d’une expérience, ou d’une blague, d’une inimaginable cruauté. C’était une horreur commise au nom de la raison. Un sort qu’on réservait aux prisonniers politiques, aux traîtres à la nation, aux rats de laboratoire.
Juste avant qu’il monte dans le Zvola Stelo, le chef de mission dans sa combinaison rouge avait tendu la main pour prendre sa montre. Robinson était convaincu qu’il s’agissait de Beurak, la Betterave. C’était le mot juste pour décrire la couleur de son vêtement. Cependant, sous ce déguisement, l’identité de quiconque était difficile à déterminer. Tous les gens qui l’entouraient – les femmes autant que les hommes – étaient comme lui costumés, vêtus de combinaisons une pièce de couleurs vives, ornées de divers motifs géométriques. Ils étaient coiffés de heaumes différents qui cachaient leurs traits et modifiaient leur voix. Chacun suggérait le croisement d’un heaume de chevalier et d’un crâne animal. « Je suppose qu’ils voulaient faire plus sérieux, mais ils avaient l’air de gamins amoureux des déguisements. De gens qui ont peur de leur propre corps, de leur propre nature. » Ils appelaient pompeusement ces accoutrements leurs kostium laietmotiiv (costumes de raison), et sur l’île – on l’avait amené sur une île, de ça il était certain – lui et les animaux étaient les seuls à ne pas en porter. On l’avait retenu des mois dans une maisonnette attenante à un grand jardin entouré d’une sorte de clôture translucide, comme la peau tendue d’une bulle, qui distordait les airs et l’empêchait de sortir. « Des animaux – des renards, des babouins, un tigron… – et des oiseaux – toute une volée – venaient rôder de l’autre côté de la clôture, m’observer dans ma cage – c’étaient mes alliés, mes meilleurs amis, j’étais sûr qu’ils s’inquiétaient autant que moi de cette barrière surnaturelle, qu’ils voulaient voir ce mur s’abattre, la forêt reprendre ses droits, et que, s’ils avaient pu, ils m’auraient libéré. »
Divers costumés de raison – dans ses excès paranoïaques, Robinson croyait qu’ils n’étaient que trois ou quatre, échangeant leurs costumes – escortaient Betterave lors de ses visites pour le soumettre à des tests psychologiques, des entraînements physiques de toutes sortes, dont il ignorait l’objet exact.
Puis un dernier soir – « un autre dimanche cruel » – Betterave était venu dîner avec lui. Le cuisinier – « un de ces imbéciles avait passé un tablier sur son costume de raison » – lui avait proposé le menu de ses dimanches soir. Un œuf cuit dur, un bortsch avec une touche de crème sure, des pierogies (choux et sauce aux champignons), accompagnés d’une excellente bouteille de băbască neagră et suivis d’une croustade aux pommes. Betterave lui faisait des discours sur la structure de l’univers et la nécessité de « fendre l’œuf de notre solitude ». À la fin du repas, il lui avait tendu, avec cette froide et inimitable courtoisie qui était la sienne, un comprimé que ses hommes de main avaient dû le forcer à avaler. Pentru întregri omeniire.
À sa dernière nuit sur Terra, Robinson avait rêvé d’Agniescka et Darius. Elle tenait entre ses mains un sac. Juste assez gros pour contenir une tête humaine. Darius grimpait sur les flancs de la statue décapitée. Agniescka lui passait le sac, qu’il posait sur le cou exposé. Elle comptait jusqu’à trois, et le petit retirait le sac. « Je voulais que ce soit ma tête ! C’était celle de Pirat, en pierre. J’entendais japper au loin, et Agniescka et Darius s’enfuyaient en courant entre les arbres du parc… »
Robinson s’était éveillé à l’aube. On lui avait passé le corset et la combinaison d’un cosmonaute kyrille. Les costumés se tenaient devant son lit. Il n’avait pas le choix de les suivre.
Ils s’étaient immobilisés, à une extrémité de la cour, sous deux arbres – « deux grands fouets, je n’ai jamais été doué pour reconnaître les espèces » – dont les sommets formaient comme une arche. De l’autre côté, on pouvait voir la trace estompée d’un sentier. Elle continuait sous leurs pieds, avant de disparaître au détour d’un arbuste touffu. Robinson s’était souvent arrêté à cet endroit exact, la main contre la barrière invisible.
L’un des costumés avait agité les mains. On avait poussé Robinson en avant. Juste derrière le buisson, le sentier menait à une route de terre battue. Au bout, tout près, la grosse bille métallique du Zvola Stelo brillait sous le soleil, dans un lacis d’échafaudages, posé sur une plateforme suspendue au-dessus des vagues et relié au rivage par une longue passerelle de fer. Elle lançait des reflets abscons, aveuglants, qui semblaient vouloir rivaliser avec l’animation de la mer. Des fils pendaient partout, connectés à divers points de la surface du Zvola Stelo. « On aurait dit des électrodes sur le crâne d’un patient. Ces connards voulaient déchiffrer la pensée d’une bille. » Des techniciens costumés de raison s’affairaient tout autour. Ils manipulaient des outils que Robinson avait du mal à reconnaître. À côté de la rampe d’accès, une dizaine de costumés s’étaient rassemblés en une chorale pour accueillir le prisonnier, modulant les trois mesures de la mélodie que Robinson chantonnait quand Beurak s’était présenté à sa porte. Elle s’était aussitôt remise à lui tourner dans la tête, et il n’était plus arrivé à l’oublier – c’est de cette dernière mélodie entendue sur Terra qu’il tenait, vous l’aurez compris, l’indicatif de son émission céleste.
Robinson et ses capteurs masqués avançaient vers leur reflet inversé sur la bille. Betterave se tenait au bout de la rampe, devant un sas qui ressemblait à l’iris géant d’une caméra. Il avait posé la main sur l’épaule de Robinson. Le geste d’un ami qui vous souhaite bon courage. Il avait tendu l’autre main pour demander à Robinson sa montre. « Donner d’une main ce qu’on retire de l’autre, la prestidigitation des salauds. » Puis Beurak avait invité son prisonnier à entrer. Robinson s’était penché. Était entré dans la noirceur du sas.
Lorsqu’il avait passé la tête de l’autre côté – comment ne pas penser à cette gravure du philosophe dans ses robes qu’on voit sortir la tête de la sphère sublunaire pour contempler le secret des étoiles ? –, Robinson n’avait pas découvert les mouvements d’horloge de l’éternité. Plutôt, un double conforme de l’appartement où il avait vécu. Il s’était précipité à la recherche d’Agniescka, Darius et Pirat, souhaitant que sa captivité n’était que le symptôme d’un accès de folie, un accident de la raison, un accroc au temps, priant que l’illusion se dissipe, de toucher au fond de la solitude, que la cruauté de Betterave n’ait enfin été que celle d’un bon docteur et fin psychologue, qu’Agniescka et Darius l’attendent depuis le début, qu’il retrouve ses amours, cachés là, pour son bien, sous le lit ou la table de cuisine, dans un placard. « N’importe où, par pitié. » Mais ils n’étaient pas là. Plus là. Robinson était retourné au salon. Avait tiré brusquement les rideaux – il espérait les apercevoir, en bas, dans le parc, de retour des emplettes. Agniescka dans son manteau noir, avec le gros sac de jute. Darius dans son duffle-coat marine et son écharpe rouge. Il aurait tenu la main de sa mère. Il aurait eu les joues rougies par le froid. Aurait souri, sans mot dire, heureux. Traînant, tant bien que mal, Pirat, qui aurait voulu s’attarder aux pieds du poète, au bout de la laisse.
Mais derrière les rideaux – et c’est le détail le plus terrible – il n’y avait que le parc et la ville, en un trompe-l’œil un peu maladroit, peints à l’huile directement sur le crépi du mur. Robinson, au bord de la folie, s’était retourné vers le sas, pleurant de rage. Il voulait demander raison à ses capteurs.
Sa dernière vision de Terra est celle de Betterave debout dans sa combinaison, coiffé de son heaume ridicule. Il avait levé le bras vers Robinson en guise de salut. Les lames de l’iris s’étaient rabattues, avaient aspiré le dernier filin de lumière solaire. L’œil aveugle du temps s’était refermé sur Robinson et l’avait effacé.
Robinson s’était éveillé d’un sommeil agité. Un peu plus et il se serait cru de retour chez lui. La désorientation porte à espérer. Agniescka aurait déjà été partie pour le travail. Darius pour l’institut. Mais le réveille-matin posé sur la table de chevet, qu’à chaque aube il faisait taire du plat de sa main, était introuvable. Et il flottait sous les draps, à un doigt du plafond.
Le coucou qui veillait sur la table de cuisine s’était volatilisé. Les pattes des meubles étaient vissées au plancher. On l’avait extrait de force du présent. À bord du Zvola Stelo, il n’y avait que le souvenir auquel se raccrocher. L’astronef n’étant percé d’aucun jour, il se révélait impossible – Robinson étant un homme intelligent – de dénombrer les ensoleillements et obscurcissements qui envelopperaient Terra, ou de comptabiliser les retours de points connus du globe – les formes des continents, les lumières des villes étendues. Robinson avait songé qu’il pourrait compter les battements de son cœur, jusqu’à en devenir fou, ou noter rigoureusement la durée de chaque piste qu’il faisait jouer, idée plus ou moins convaincante, puisque la longueur imprévisible des périodes de sommeil aurait d’emblée faussé la donne… Il s’était rapidement fait à l’idée qu’on l’avait poussé hors du temps. Qu’il devait chercher une autre issue à sa situation – une issue que la raison ignorait.
Au début de l’exil de Robinson, Betterave et les raisonneurs avaient maintenu la communication radio. Ils avaient répondu aux questions d’ordre pratique du cosmonaute malgré lui sur l’entretien des latrines (recyclage des selles, etc.), la chambre à coucher (des semelles aimantées avaient été glissées sous le lit) ou, disons, la cuisine (le garde-manger cachait une sorte de dumb waiter – portes ouvertes : apparaissaient une boîte laquée, dont les compartiments contenaient des pâtes de différentes couleurs, d’une valeur nutritive bien calibrée et stimulant la réminiscence de diverses saveurs, et une bouteille de (vrai) thé chaud; « vous trouverez dans le tiroir à vaisselle une paire de baguettes »; vaisselle sale, portes fermées : il fallait attendre que l’appétit revienne).
Ses capteurs refusaient – leur ton protocolaire, imbu d’une fausse objectivité, était à rendre fou – de l’éclairer sur la raison ou sur la durée de son exil orbital, ou sur l’hypothèse – « perfectionner la solitude, pff » – qu’ils cherchaient à prouver en le soumettant à ce traitement. Ils lui imposaient en revanche une batterie de questions sur ses états d’âme et poursuivaient ces tests psychologiques – « des conneries de cahier loisirs » – jeux d’association d’idées, charades, puzzles linguistiques – qui l’avaient tant irrité au fil de sa captivité. « Ces simples d’esprit adoraient les réductions, ça les mettait en confiance. » Ils avaient même le culot de lui raconter des blagues et de lui demander, comme il ne riait pas, pourquoi (et même comment) ce pouvait être le cas.
Au début, Robinson avait tenté de garder le silence. Il avait passé au peigne fin tous les joints de l’ameublement, et la surface de la capsule, à la recherche d’un accès au système sonore. Il voulait le faire taire. Mais les parois du Zvola Stelo agissaient à la manière d’une caisse de résonance. L’enveloppe entière du vaisseau était une enceinte acoustique de haute fidélité, modulant des amplitudes qui allaient du chuchotement au cri. La voix de Betterave pouvait donc pister Robinson dans le moindre recoin de l’appareil. « Je sentais que sa voix, ses mots me regardaient. J’avais l’impression de vivre à l’intérieur de la tête de Betterave, perché dans ses pensées. Je flottais comme une bulle dans une monade de fer. À la merci de toutes ses humeurs. »
Si Robinson continuait de se taire, Betterave et ses collègues – bien que ce fût toujours lui qui ouvrait le dialogue, il en confiait parfois la suite à des acolytes – reprenaient leurs interrogations à l’envi, comme des enfants obsédés par leur gain – « quand est-ce qu’on arrive, papa ? » –, jusqu’à ce qu’il obtempère, même en formulant les réponses les plus absurdes qui soient.
Robinson s’était peu à peu mis à songer que le Zvola Stelo était une version externe de ces heaumes où les pensées perverses de ses geôliers flottaient. Qu’eux aussi étaient en quelque sorte soumis à une raison qui les dépassait. Qu’ils avaient choisi de s’abandonner à une manière de raisonner qui permettait de mettre en doute leur humanité même. Il avait voulu mettre au point une façon de leur pardonner.
On peut se représenter l’appartement sidéral comme un cube, divisé en quatre par deux parois en croix, avec le volume sphérique du Zvola Stelo serti en son centre. Le vestibule cylindrique qui menait au sas était comme le cordon ombilical qui reliait le simulacre domestique à l’enveloppe de la sphère. Robinson s’y lovait parfois, comme une limace dans sa coquille. Alors, la voix de Betterave lui parvenait, dans un murmure consolant, pour lui enjoindre de retourner à son fauteuil, de se changer les idées en faisant jouer un disque ou en s’appliquant à la résolution de mots croisés. Il lui répétait : « Je suis votre ami. Votre seul ami. Ils sont partis. » Et, quand Robinson continuait de refuser, il finissait par lui dire : « Ils n’étaient pas ceux que vous pensiez. »
Betterave, dans ses pires excès de perversion, tentait de lui faire croire qu’Agniescka, Darius, Pirat n’étaient pas son épouse, son fils, son chien, ses amours, mais des personnages que Robinson avait inventés pour apaiser sa solitude. L’autre allait trop loin. Robinson lui répondait alors : « C’est vous, Beurak, qui n’êtes rien. Vous ne comptez pour personne. Même pas pour vous-même. Vos ambitions vous ont fait tourner la tête. Vous êtes moins qu’une fiction, un fruit de l’imagination. Qu’un gros légume rouge… » Ces tirades avaient un effet sur son interlocuteur, qui en avait le caquet rabattu. Robinson avait même eu l’impression, à l’issue d’une série d’invectives particulièrement inspirée, d’avoir entendu Betterave soupirer.
Puis, un jour – comment dire quand ? –, sans raison apparente, toute communication avait cessé. Robinson avait accueilli ce silence comme un immense réconfort. « J’ai recommencé à espérer. » Est-ce qu’il était arrivé quelque chose sur l’île ? L’expérience avait-elle pris fin ? Est-ce que le Zvola Stelo tomberait, sous peu, de son orbite ? Peu importait. « Perfectionner la solitude, mon cul. » La vie pouvait reprendre son cours. Robinson s’était assis aux platines. Avait chantonné un air fragile. S’était penché vers le microphone. « Ici Zvola Stelo, la fréquence de la fin du monde… This one goes out to Agniescka, Darius, Pirat. I know you’re out there… »
Après les premières révélations de Robinson, j’étais allé dormir dans mes quartiers, pris d’un accès soudain de mal de mer.
Le claquement de la jambe de bois de Planche sur le plancher de métal du couloir m’a éveillé. L’équipage s’était regroupé sur le pont. Notre gabière, perchée au bout du second mât, pointait le bras vers une formation d’oiseaux. Une vaste murmuration coupait la multitude des goélands. Louie et nos oiseaux de bord avaient quitté leur nid pour les rejoindre : nos trois vieilles hirondelles, le canari ébouriffé, le geai noir à la crête azurée, notre grive étourdie, nos sansonnets alarmés, notre alouette grelottante, la mésange minuscule et apathique, la tourterelle amoureuse et son seul, son unique, notre Louie, pigeon volage, leur coq à tous.
Planche et Soudek – il se penchait sur son guide aviaire – se tenaient aux côtés de Générale Mère, considérant la scène depuis le toit de la cabine de pilotage. Même à cette distance, on pouvait deviner la diversité des espèces en mouvement : des oiseaux de toutes tailles s’étaient rassemblés en un nuage criailleur, multicolore, d’une cohérence surprenante. Soudek nous expliquerait plus tard que la plupart des variétés présentes n’avaient rien à faire sous ces latitudes et qu’on devait supposer qu’elles obéissaient à un principe, disons, surnaturel, qui n’était pas sans rappeler les imparables intuitions de notre Générale.
Le soleil commençait à décliner sur l’écliptique et nous voyions apparaître, sous lui, une mince barre de clarté intense, comme si la lumière du jour s’était comprimée, piégée entre le ciel qui allait s’assombrissant et l’horizon des vagues. Cette barre lumineuse chatoyait de la couleur tourmaline que j’avais passé des heures à contempler sur le pont. Je ne pouvais m’empêcher de croire qu’un corridor suspendu s’ouvrait, à la lisière de Terra, que je devrais rejoindre pour retrouver le chemin de moi-même.
Générale Mère a exigé notre attention, choisissant ce moment pour nous révéler que les oiseaux traçaient droit vers notre destination : l’archipel du Point-Noir. Il s’avérait que Soudek, dès la chute du Zvola Stelo, avait repéré, sur une fréquence proche, une variation du signal céleste, provenant d’une source située dans l’archipel. Ce signal semblait exercer un irrésistible magnétisme sur les oiseaux.
Générale Mère avait dès lors décidé de mettre le cap sur le Point-Noir. Elle s’était confiée à Planche, qui estimait qu’un voyage vers l’île ne pourrait que contribuer à la récupération de son patient. Qui plus est, Corpa (il avait été domestique et il se chargeait, à bord du Patience, de beaucoup des travaux de lessive et de couture) avait découvert, dans la doublure du manteau de Robinson, une carte pliée où figuraient les contours de l’archipel. De grands empans de lumière colorée, comme les strates du spectre électromagnétique, recouvraient le paysage. La carte comportait des inscriptions asciennes, que Soudek avait eu vite fait de déchiffrer : station Cycada, Point-Noir, Générateur de marées, plage Objectale, Raison-Centrale… Nous aurions, je le savais, à faire station dans ces lieux mystérieux pour élucider le mystère de notre passager clandestin et le guérir de sa propre histoire. Je ne doutais plus, devant l’horizon opalescent, qu’en touchant le rivage des îles colorées, je pourrais, moi aussi, rejoindre le fond de moi-même.
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Je ne sais trop si ce que je vous raconte est arrivé dans les faits ou en rêve – les rêves, de toute façon, se déroulent dans les antichambres de l’éveil.
Ce soir-là, la gabière est de nouveau apparue à mon chevet. Poings fermés, paume gauche ouverte, index droit levé. J’ai répété son salut. Puis je l’ai laissée me guider vers le pont. Elle a grimpé au mât du phare auxiliaire. M’a fait signe de la suivre. J’ai peur des hauteurs, et des endroits clos, et je ne fais pas vraiment confiance à mon équilibre. Je ne sais pas comment j’ai trouvé le courage de me rendre là-haut.
Le nid délaissé des oiseaux de bord sentait encore la fiente. Il fallait que je me recroqueville pour ne pas me cogner la tête. La gabière a ouvert un des panneaux vitrés de l’habitacle. Elle a pointé le doigt vers l’horizon, qui brillait toujours de cette radiance turquoise, intense comme un laser. Elle a plissé les yeux, farouchement braqué le regard sur la ligne aveuglante de clarté. Elle a repris son salut en trois temps, en émettant un grognement sourd. J’ai compris qu’elle voulait que je l’imite. J’ai plissé les yeux. Fixé la lame lumineuse. Nous avons accordé nos signaux.
Après un moment à ainsi nous exercer, nous avons vu la barre changer de couleur devant nos yeux.
Bientôt, je me croyais de retour au sommet de la Lignenhaeld. La gabière se tenait devant moi, apparemment prête à dévaler la pente.
Je la suivais, sous un ciel qui se colorait tour à tour de bleu, de rouge, de vert, de jaune, et d’autres couleurs que je ne saurais pas bien nommer.
Un immeuble aux tourelles incompréhensibles, qui semblait changer de forme et de couleur à mesure qu’on s’approchait de lui, se dressait devant nous, au bout d’une longue plaine.
Puis nous traversions de longs corridors bordés d’arches, des chambres noires qui, elles aussi, changeaient tour à tour de couleur.
À la fin d’un des longs corridors scintillait un miroir circulaire, de la taille d’une horloge murale.
Nous étions soudain là, arrêtés devant lui. Ce n’était pas un miroir, mais une sorte d’oculus. La gabière s’est penchée vers son orifice translucide, comme vers un hublot, et je me suis incliné au-dessus de son épaule.
De l’autre côté, des images floues, vaguement déformées, se précisaient. J’avais l’impression d’ouvrir les yeux – qui me picotaient – sous l’eau. Je pouvais distinguer des silhouettes de dos, au pied d’un lit. J’ai d’abord reconnu Soudek, assis, et puis moi-même, debout entre l’horloge et le lit de Robinson.
Je savais que, dans un instant, la figure prostrée devant eux se mettrait à japper. Bientôt, j’ai concentré toute mon attention sur elle, allongée dans le lit. C’était, et ce n’était plus, lui. Un homme nu, à tête de chien, aux contours embrouillés, émergeait à moitié du ventre, malingre, de Robinson. On aurait dit que l’hybride redoublait d’efforts pour se détacher des entrailles de l’autre, sans jamais y parvenir.
Je n’avais aucun doute que la tristesse que je devinais sur les traits de ces entités enchevêtrées – ceux, malades et résignés, de l’homme et ceux, troublés, enragés, de son double à tête de chien – sourdait d’un même fond.
Mes larmes m’ont dessillé les yeux. Je me suis éveillé seul dans ma cabine. Par le hublot, la lame de lumière tourmaline, continuait de couper l’horizon en deux, en s’approchant.